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Citations sur Noa Noa séjour à Tahiti, suivi de 'Gauguin dans son derni.. (106)

Moi, maintenant vraiment Moi, franc d’exil et le fils adopté de la Mère Délicieuse, je sais bien des choses, — et je sais comment il convient d’honorer la Lune, — (après le Soleil, Dieu suprême et l’essence inaltérable des Grands Dieux) — comment il convient de peindre son image et de la sculpter, afin que les hommes aiment la Déesse, la redoutent et lui rendent hommage.

Elle est diverse, mais belle également dans sa fureur et dans sa tendresse.

Il faut célébrer d’abord Hina la Chasseresse : Hina du sang et de la mort.

Dans la nuit effrayante des fourrés où rampent les lianes rousses, — Elle habite.

Le jour ne viole jamais cette retraite et nul bruit de là vie ne vibre de là, nul bruit, même alors que la Déesse bondit, prend sa course et s’emporte à travers les halliers. Elle est taciturne, et, sous ses pieds cruels, la terre épouvantée se tait.

Si tu regardais longtemps au fond de l’ombre, Elle est là ; tu verrais, à mesure que la clarté du ciel déserterait tes yeux, dans la nuit des fourrés, la forme épouvantable et grandiose luire.

Une lumière propre émane d’Elle ; d’une lumière inféconde, qui brille sans produire de chaleur et qui n’éclaire que ses pas, dans la nuit effrayante, dans la nuit des fourrés, Hina des Bois rayonne.
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Douceurs, violences, gravités, caprices, tant de fois à la fois changeante, et toujours la même : elle à ses raisons.

C’est l’harmonie, contrastée et constante, de la fraîcheur abandonnée de la vie au matin charmant, et des précautions et des terreurs dont le soir plein de menaces veut être accueilli.

C’est la pirogue, sur les vagues, montant et redescendant sans cesse, avec une élégance parfaite jusqu’en ses évolutions les plus vites.

C’est le sage, c’est l’humain rire, car il n’est jamais loin des larmes, d’un enfant.

C’est le jeu, assujetti à la logique des vents — mais nous ignorons leurs lois — de l’ombre longue, souple et déliée des rameaux du pandanus, de l’ombre pyramidale et plane des fougères légères, sur le gazon indéfiniment bercé, dans ce jeu atténué, de la nuit au jour.

C’est le temps, aux approches de l’éternité, concevant le désir des multiples actions simultanées, essentielles, et qui évanouit, épris du Toujours, aux ardentes couleurs de la Passion, car elle est impérieusement Présente.

C’est la gamme, d’un doigté de vertige parcourue et reparcourue, et se résolvant en comme un seul accord de tout, de tous les sentiments, de toutes les sensations qui font io prix de la vie, et c’est la morsure dans le baiser, et c’est la blessure dans l’ivresse de la victoire.

C’est l’Ile Heureuse, c’est la Terre Délicieuse —

Et c’est Téhura.
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C’est printemps ! C’est matin ! C’est fête !
Viens ! Que fais-tu, songeur, seul au seuil de ta porte !
— J’écoute chanter dans ma tête
Le refrain d’une chanson morte.

Plus de lumière, plus de bruit.
Ferme les yeux : le ciel est tout de noir tendu.
— Non ! je vois luire dans la nuit
Le reflet d’un rayon perdu.

Dans mes yeux : et dans ma pensée
La trace n’est pas effacée
De la grande aurore passée.

Sur les vagues et dans le vent
Plus haut que la voix des vivants
La voix des morts vibre souvent.

Flots, ô forêts, ô fleurs folles d’être vivantes
Vous êtes l’épanouissement du passé,
L’épanouissement des germes entassés
Dans les profondeurs des tombes ferventes.
Et toi, race dorée, ô radieuse encore !
Le dernier reflet d’un rayon perdu
Mêle un charme fané a tes gloires d’aurore,
Et fait bien souvent, hélas ! entendu
Dans l’iméné des soirs, dans ta voix jeune et forte,
Le refrain mourant d’une chanson morte.

Extases de la vie, amours, clartés, parfums,
Réalités plus belles que toutes rêvées,
Vous êtes les fleurs de jardins défunts :
Elles furent d’un sang héroïque abreuvées
Qui ne coutera plus —
Chansons mortes ! Rayons perdus !
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Moi, maintenant, dans la Terre Délicieuse, vraiment Moi maintenant, je vénère les menues péripéties quotidiennes et leur signification profonde. Avec simplicité je jouis de la lumière pendant qu’elle brille. Moi, maintenant, je sais vivre.

Non pas le jugement des autres n’intéresse, ni eux le mien : mais vois-tu l’ombre balancée du tamaris sur le seuil de ma case ? Qu’il est heureux et beau ! Qu’il est riche ! Qu’il est généreux ! Comme il partage la joie qu’il me donne !

Non pas ce que je ferai, ce soir, ni l’échéance fie demain ; non plus les fameuses Questions proposées à l’inquiétude publique. — Je regarde un sein de femme, je l’admire et j’y trouve de graves enseignements, je l’écoute, et docile j’obéis, s’il commande.

Et je sais de même quelle science émane d’une tête tremblante de vieillard et de la bouche fraiche d’un enfant qui rit.

Et je sais que cette science est toute la science, tout l’art et toute la vie.

Par elle, on comprend ce qui est, on aime ce qui est : l’enfant, dans l’enfant. Pourquoi l’homme futur ?

Par elle, ou touche à l’éternel, qui n’a pas d’avenir, — et par cette science de joie et d’amour qui fleurit dans tes jardins. Ô Terre Délicieuse, j’ai connu le bonheur et je me suis guéri du mal occidental d’espérer.
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De ce sommet de la Terre Délicieuse, que j’ai pitié, quand ces ressouvenir m’importunent, aux compliqués soucis d’avenir où se fatigue l’importance citadine et d’Europe, sans éclat, que celui, morne, du métal, sans richesse, que celle-là, creuse, et la rime des monnaies, vile fanfare de temps qui passe, de temps passé, sans que rien, hors cette ritournelle, ait marqué l’affre ou le délice du passage. Comme elle a perdu le sens de l’éternité, l’Europe ignore le présent. L’activité des hommes s’y consume dans la préoccupation de l’insaisissable demain, et, quand ils ont un peu de répit, le passé, qu’ils n’ont pas vécu sous les seules espèces vitales du présent, ressuscite, aigri de ; rancunes, dans leur pensée brûlée de regrets. Regrets et remords, espoirs et désirs : ils furent et ils seront. Ils ne sont jamais.
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Pourtant il nous arrive de frissonner, quand nous sentons que nos âmes viennent d’être visitées par le reflet d’un Secret perdu, d’un des suprêmes secrets que possédaient les aïeux de Téhura : plus près que nous du Grand Cœur, ils ignoraient tout de ce que nous savons. Car le Soleil, par delà les laborieuses et mal sûres opérations de la raison, aux aïeux de Téhura révélait le mystère et le motif de vivre. À nous il enseigne, en nous il éveille la vie seulement, lumineuse et simple. Au moins, c’est la vraie ! l’horizontal domaine de l’instant où je m’agite, dans ma chair heureuse et dans mon esprit ébloui. À me contenter de ce domaine et à bien jouir de lui, je mériterai d’atteindre une station plus haute, horizontale elle aussi, et, de stations en stations, ascendantes toutes et chacune horizontale, à l’infini où sont tous les secrets je retournerai.
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Ou bien au bord de la mer, ou bien sous les premières ramures de la forêt, je m’assieds, seul parfois, plus souvent près de moi celle dont les jambes fortes et lisses sont comme les jeunes troncs de deux cocotiers vigoureux, celle dont les lèvres savent les noms des Dieux, le mien et rire, — et nous vivons, dans la lumière, simplement.

Quand elle est sérieuse, quand on me croirait songeur, — en effet, nous réfléchissons, tous deux : moi (comme jadis sur les flots du voyage, mais avec une joie que j’ignorais alors) la lumière du soleil ; elle, le rayonnement dont il emplit mes yeux. Notre simplicité s’épanouit dans la lumière. Elle nous dit tout ce qu’il importe de connaître, au présent.
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Navé Navé Fénua [1]
I
Dans cette âme peu à peu dégagée de solennelles erreurs sous l’afflux des joies, divines d’être, par la constance de leurs changements qui suivent l’heure, toujours les mêmes, la lumière s’est faite et la simplicité. Et d’un progrès ininterrompu je m’élève jusqu’à ma vérité intime : déjà je l’entrevois, et c’est celle de l’absolu. — Ainsi, d’un geste large de rames, puis d’ailes, d’élément en élément plus fluides, ainsi, avec une lenteur ample, ainsi retourner à l’infini, et vers lui d’abord franchir l’ombre, puis s’éclairer et puis luire de lui, jusque enfin la minute où le temps, brusquant la tangence, s’abîmera, simplifié, dans l’immense, et laissera la parcelle lumineuse regagner le foyer primitif.
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Dieu sait quel jour de l’année — il faisait beau, ce qui ne distingue pas un jour dans l’année tahitienne — nous nous mîmes en tête, un matin, d’aller visiter des amis qui avaient leur case à dix kilomètres, à peu près, de la notre.

Partis à six heures, nous fîmes à la fraîche le chemin, assez vivement, puisque nous étions arrivés à huit heures.

Un ne nous attendait pas : grande joie, et, les embrassades terminées, on se mit, pour nous faire fête, en quête d’un petit cochon. Le meurtre fut accompli. Au cochon deux poules furent ajoutées. Une superbe pieuvre prise le matin-même, quelques taros et des bananes complétèrent le menu d’un repas copieux et appétissant.

Je proposai, pour attendre midi, d’aller aux grottes de Mara, que j’avais bien souvent vues de loin sans que jamais encore l’occasion se fût offerte de les visiter.

Trois jeunes filles, un jeune garçon, Téhura et moi, toute une petite bande joyeuse, nous eûmes bientôt brûlé l’étape.

Du bord de la route, on prendrait la grotte, presque entièrement cachée par des goyaviers, pour un simple accident du rocher, une fissure un peu plus nette que les autres. Mais écartez les branches, laissez-vous glisser d’un mètre en hauteur : plus de soleil, on est dans une sorte de caverne, dont le fond suggère l’idée d’une petite scène de théâtre, au plancher très rouge, distante, en apparence, d’une centaine de mètres. Sur l’une et l’autre parois, d’énormes serpents semblent s’allonger avec lenteur pour venir boire à la surface du lac intérieur : ce sont des racines qui se font jour dans les crevasses du roc.

— Si nous prenions un bain ?

On me répond que l’eau est trop froide ; puis, de longs conciliabules à l’écart, et des rires qui m’intriguent.

J’insiste : enfin, les jeunes filles se décident, quittent leurs légers vêtements, et les paréos à la ceinture, nous voilà tous à l’eau.

Ce n’est qu’un cri général :

— Toë toë !

L’eau clapote et ses bruits se répercutent en mille échos qui répètent : toë toë !

— Viens-tu avec moi ? dis-je à Téhura en lui montrant le fond.

— Tu es fou ? Là bas, si loin ! Et les anguilles ? On ne va jamais là.

Et ondulante, gracieuse, elle se jouait sur le bord, comme une jeune personne très fière de savoir si bien nager. Mais moi aussi, je sais très bien nager, et, quoiqu’il m’en coutât un peu de n’aventurer tout seul, je me dirigeai vers le fond. Par quel étrange phénomène de mirage semblait-il s’éloigner de moi à mesure que je m’efforçais de l’atteindre ? J’avançais toujours et, de chaque côté, les grands serpents me regardaient avec ironie. Un instant, je crus voir flotter une grosse tortue ; la tête émergea même de l’eau, et je distinguai deux yeux brillants et fixes qui me défilaient. Folies ! pensai-je : les tortues de mer ne séjournent pas dans l’eau douce. Pourtant (suis-je donc devenu vraiment un Maorie ?) j’ai des doutes et peu s’en faut que je frissonne. Qu’est-ce maintenant que ces ondulations larges, silencieuses, là, devant moi ? Les anguilles ! — Allons, il faut secouer cette impression paralysante de la peur !’

Je me laissai couler å pic pour toucher le fond. Mais il me fallut remonter sans y être parvenu. Du bord, Téhura me crie :

— Reviens

Je me retourne, et je la vois très loin, toute petite… Pourquoi la distance dans ce sens va-t-elle aussi à l’infini ? Téhura n’est plus qu’un point noir dans cercle lumineux.

Rageusement je m’obstine. Toute une demi-heure je nage : le fond m’apparaît toujours aussi loin !

Un point de repos, un petit plateau, quelconque, et au-delà encore un trou béant qui va… ou cela ? Mystère que je renonce renonce à approfondir.

Et je l’avoue enfin : j’ai vraiment peur.

Il me fallut une grande heure pour atteindre le but.

Téhura seule m’attendait. Ses compagnes, indifférentes, étaient parties.

Téhura fit une prière, et nous sortîmes de la grotte.

Je tremblais encore un peu — de froid. Mais au grand air j’achevai de reprendre possession de moi, surtout quand Téhura, avec un sourire où je crus démêler de la malice, me demanda :

— Tu n’as pas eu peur ?

Effrontément, je lui répondis :

— Nous autres Français, nous n’avons jamais peur.

Téhura ne manifesta ni pitié ni admiration. Mais je m’aperçus qu’elle m’épiait du coin de l’œil pendant que j’allais, à quelques de là, lui cueillir des tiaré odorantes pour les planter dans la brousse de ses cheveux.

La route était belle, la mer, superbe. En face de nous, Moréa dressait ses mornes altiers et grandioses.

Qu’il fait bon vivre ! Et de quel vaillant appétit on dévore, au retour d’un bain de deux heures, le petit cochon savamment préparé qui vous attend au logis !

Une grande noce eut lieu à Mataïéa, — la vraie noce, la noce religieuse et légale, que les missionnaires s’efforcent d’imposer aux Tahitiens convertis.

J’y fus invité, et Téhura y vint avec moi,

Le repas fait, à Tahiti — comme ailleurs, je crois — le fond de lu fête. À Tahiti, du moins, on déploie dans ces solennités le plus grand luxe culinaire. Petits cochons roiis sur des cailloux chauds, incroyable abondance de poissons, maïoré, bananes et goyaves, taro, etc.

La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé, que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs.

Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là.

La jeune fille — l’institutrice de l’endroit, une demi-blanche — prenait pour époux un authentique Maorie, fils du chef du district de Punaauïa. Elle avait été élevée dans les « écoles religieuses » de Papeete, et l’évêque protestant, qui s’intéressait à elle, s’était personnellement entremis pour conclure ce mariage, que plusieurs trouvaient un peu hâtif. — Là bas, ce que missionnaire veut, Dieu le veut…

Toute une heure durant, on mange, on boit — beaucoup.

Après quoi commencent les discours. Ils sont nombreux. On les récite avec ordre et méthode, et c’est un concours d’éloquence très curieux.

Puis vient la question importante : quelle des deux familles donnera un nouveau nom à la mariée ? Cet usage national, qui date de toute antiquité, constitue une prérogative précieuse très enviée, très disputée. Il n’est pas rare que le débat, sur ce point, dégénère en bataille.

Il n’en fut rien, ce jour-là. Tout se passa gaiment, paisiblement. À vrai dire, la tablée était pas mal ivre. Ma pauvre vahiné elle-même (je ne pouvais la surveiller), entraînée par l’exemple, sortit de là ivre-morte, hélas ! et ce ne fut pas sans peine que je la ramenai au logis…

Au centre de la table, trônait la femme du chef de Punaauïa, admirable de dignité. Sa robe en velours orangé, prétentieuse et bizarre, lui donnait vaguement l’air d’une héroïne de foire.-Mais la grâce incorruptible de sa race et la conscience de son rang prêtaient à ces oripeaux je ne sais quelle grandeur. Dans cette tête tahitienne, aux fumets des mets, aux odeurs des fleurs de l’Île, la présence de cette femme majestueuse, d’un type très pur, ajoutait, me semblait-il, un parfum plus fort que les autres et dans lequel ils s’exaltaient tous.

À son côté se tenait une aïeule centenaire, affreuse de décrépitude et que la double rangée intacte de ses dents de cannibale rendait encore plus horrible. Elle s’intéressait peu à ce qu’on faisait autour d’elle, immobile, rigide, presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le style d’une lettre latine, parlait à mes yeux pour elle et me contait son histoire. Ce tatouage là ne ressemblait en rien à ceux des sauvages : il était sûrement fait de main européenne.

Je m’informai.

Autrefois, me dit-on, les missionnaires, sévissant contre la luxure, signaient certaine femmes d’un signe d’infamie, d’un « sceau de l’enfer », — ce qui les couvrait de honte : non point à cause du péché commis, mais à cause du ridicule et de l’opprobre d’une telle « marque de distinction ».

Je compris, ce jour-là, mieux que je n’avais jamais fait, la défiance des Maories vis-à-vis des Européens, défiance qui persiste aujourd’hui encore, toute tempérée qu’elle est, du reste, par les généreux et hospitaliers instincts de l’âme océanienne.

Que d’années entre l’aïeule marquée par le prêtre et la jeune fille mariée par le prêtre ! La marque reste, indélébile, attestant la défaite de la race qui la subit et la lâcheté de la race qui l’infligea.

Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conforme. Fureur des parents, qui demandent la séparation. La jeune homme s’y opposa :

— Puisque nous nous aimons, qu’importe ? N’est-il pas dans nos usages d’adopter les enfants des autres ? j’adopte celui-ci.

Mais pourquoi donc l’évêque s’était-il tant remué pour hâter la cérémonie du mariage ? On en jasa. Les mauvaises langues insinuaient que… Il y a des mauvaises langues même à Tahiti.
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Téhura était tantôt très sage et très aimante, tantôt très folle et très frivole. Deux être contraires — sans compter beaucoup d’autres, indéfiniment variés — en un, qui se démentaient mutuellement et se succédaient à l’improviste avec la plus étourdissante rapidité. Elle n’était pas changeante, elle était double, et triple, et multiple : l’enfant d’une race vieille..

Un jour, l’éternel juif-colporteur — il écume les îles comme les continents — arrive dans le district avec une boîte de bijoux en cuivre doré.

Il étale sa marchandise ; on l’entoure,

Une paire de boucles d’oreilles circule de mains en mains. Tous les yeux de femmes brillent, toutes la désirent.

Téhura fronce les sourcils et me regarde. Ses yeux me parlent très clairement. Je fais semblant de ne pas comprendre.

Elle m’attire dans un coin :

— Je la veux.

Je lui fais observer qu’en France cette niaiserie n’aurait aucune valeur, que c’est du cuivre.

— Je la veux !

— Mais quoi ? Payer vingt francs une pareille saleté ! Ce serait folie. Non.

— Je la veux !

Et, avec une volubilité passionnée, les yeux pleins de lames :

— Allons ! tu n’auras pas honte de voir ce bijou aux oreilles d’une autre femme ? Déjà un tel parle de vendre son cheval pour offrir la paire de boucles à sa vahiné

Je ne peux me résigner à cette sottise. Je refuse pour la seconde fois.

Téhura me regarde encore, fixement, sans plus rien dire, et pleure.

Je m’éloigne, je reviens, je donne les vingt francs au Juif — et le soleil reparait.

Deux jours après, c’était dimanche. Téhura fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés au soleil, et finalement frottés d’huile parfumée ; la belle robe, un de mess mouchoirs à la main, une fleur à l’oreille, — les pieds nus : elle part pour le temple.

— Et les boucles ? lui dis-je.

Téhura fait une moue de dédain :

— C’est du cuivre !

Et, en éclatant de rire, elle franchit le seuil de la case et s’en va, brusquement redevenue grave.

À l’heure de la sieste, dévêtus, simples, nous sommeillons, ce jour-là comme les autres jours, côte à côte, — ou nous rêvons. Peut-être, dans son rêve, Téhura voit-elle briller d’autres boucles d’oreilles.

Moi, je voudrais oublier tout ce que je sais et dormir toujours…
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