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Critique de Pol-Art-Noir


Il en est des voyages comme du reste : il y a ceux qu'on regrette ne n'avoir pas faits, et les autres… ceux qu'on n'aurait pas dû faire.

Vincent est un quadra sans importance. Ni pour lui, ni pour personne. Pourtant, bien né, il aurait pu reprendre le cabinet de son père, suivre la voix royale : continuer dans la médecine, soigner des dents, et couler des jours tristes et heureux. Ou encore vivre l'exaltation d'un pianiste doué à qui Keith Jarrett en personne fit des compliments dans un lointain souvenir… Vincent avait quelques atouts dans son jeu, mais il ne savait pas jouer.
Et le voilà à quarante piges, ni médecin, ni pianiste, viré par sa femme, et réduit pour survivre à faire le distributeur de prospectus. Une certaine forme de réussite… de celle dont on n'arrive jamais à venir à bout.

Vincent est un bon petit soldat qui respecte les règles, pour qui la légalité est un chemin tout tracé, mais à la table devant laquelle il trie ses publicités avant de partir en tournée, il va croiser Carell, son antidote personnel au poison de la vie.
Tout les oppose. Quand l'un est primaire, l'autre non ; quand l'un fonctionne à l'instinct, l'autre réfléchit ; quand le premier est le fruit d'une éducation bourgeoise, le second est un rejeton élevé sur le pavé. Mais Carell est une force, un élan, un tourbillon qui entraîne tout sur son passage, et Vincent un homme détaché de tout, attaché à rien ; pas étonnant dès lors qu'il se laisse emporter.

Et Carell la tornade de prendre le volant — le premier qu'il trouve et qui lui tombe sous la main — se faisant fort d'envoyer Vincent dans des contrées dont il ignorait jusque-là l'existence ; la première déflagration consistant à se débarrasser de leurs piles de prospectus en les brûlant à grands coups d'essence, quitte à provoquer illico un feu de forêt, et sans oublier, naturellement, de bien se faire repérer avant de prendre la fuite…

Vincent freine des quatre fers, mais c'est Carell qui tient le manche. Vincent tente de raisonner son acolyte, tente de se persuader lui-même qu'il n'est que dans un cauchemar, qu'il va se réveiller bientôt, mais c'est l'intransigeance bestiale de Carell qui a le dessus, cette force brute qui le pousse à avancer, toujours plus loin, toujours plus fort, toujours plus vite, traçant le sillon qui donne la vie — ce qui, il faut bien l'avouer, n'est pas toujours de tout repos…

Sébastien Gendron applique une recette qui a fait ses preuves, notamment dans le cinéma français : associer deux personnages que tout oppose, les rendre solidaires malgré eux, puis les regarder se dépêtrer des embûches posées sur leur chemin. de la Grande Vadrouille (Bourvil / Louis de Funès) à Marche à l'Ombre (Michel Blanc / Gérard Lanvin), ou encore L'Emmerdeur (Jacques Brel / Lino Ventura), en passant par les duos plus ou moins réussis de Pierre Richard et Gérard Depardieu, on aura vu défiler à l'écran bon nombre de ces associations qui engendrent les situations comiques.
Sans doute sont-ils moins nombreux à l'écrit ; il faut croire qu'il est sans doute plus facile de garder le rythme en image… Car lorsqu'on lance sur les routes ce genre d'énergumènes, il faut les alimenter, leur donner suffisamment de carburant pour s'assurer qu'ils ne vont pas s'endormir sur leurs lauriers et laisser filer aux orties une idée de départ qui augurait de belles promesses…

Pari tenu ! Sébastien Gendron ne laisse aucun répit à ses pauvres ouailles. Plus de quatre mille kilomètres ils vont faire ensemble, entre Bordeaux et Montélimar, avec quelques détours et quelques haltes qui engendreront les pires péripéties. Il faut dire que le duo Carell / Vincent fonctionne à merveille et que chacun apprendra de l'autre tant que défileront les kilomètres au compteur.

Sébastien Gendron n'est pas dépourvu d'humour, et il sait partager. Il ne manque pas non plus d'imagination — il l'a déjà prouvé par le passé — et possède le rare privilège de savoir donner un sens à son côté déjanté et loufoque. Quant à sa maîtrise des dialogues… je préfère ne même pas vous en parler, et choisir tout bonnement un extrait au hasard (je vous jure que c'est vrai) :

— On est suivis.
— Ouais, c'est ça.
— On est suivis, j'te dis.
Je me suis tourné vers la lunette arrière.
— Te retourne pas, conno !
— Tu regardes trop la télé, Carell.
Derrière nous, il y avait une longue ligne droite bordée de platanes. À une centaine de mètres, une berline blanche dont je n'arrivais pas à identifier le modèle. Peut-être une Rover.
— Comment tu peux être sûr qu'on nous suit ?
— Ça fait un quart d'heure qu'il est là.
J'ai soupiré d'ennui, mais je devais quand même avouer que cette balade était un vrai délice. C'est le point positif quand on partage un espace réduit avec un crétin : on se sent tellement supérieur ! J'ai pointé mon doigt en direction du pare-brise.
— Tu vois la voiture devant nous, là-bas ? Est-ce que tu penses que les gens dedans se disent qu'on les suit ?
— Non.
— Et pourquoi ?
— Ben, parce qu'on est sur une route, tiens !
— Tout à fait perspicace. C'est exactement la même chose pour la voiture qui est derrière nous.
Pour faire bonne figue, j'ai rajouté :
— Pauvre tanche !
— Me parle pas comme ça !
— Et pourquoi je te parlerais autrement ? J'ai mis vingt-cinq ans à construire ma vie et, en à peine cinq jours, t'as fait comme avec celle de la vieille Mindy : t'as tout explosé. Non, t'as raison, t'es pas une tanche. T'es mieux que ça : t'es du suprême de tanche (…)

Embarquez-vous en confiance aux côtés de ces deux personnages de légende que sont Carell et Vincent, faite-vous une petite place sur le siège arrière de la R16, accrochez-vous — c'est préférable — et laissez-vous conduire.

Il est des voyages, à condition d'en être le spectateur, qu'on ne regrette pas d'avoir faits…
Lien : https://polartnoir.fr/livre...
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