Nul n'attend ce texte, aucun proche ne sait sur quoi je travaille. Je peux déchirer mes pages au fur et à mesure, nul ne m'en tiendra rigueur. Je peux inventer, franchir cette limite, nul ne sera en mesure de vérifier. Je n'ai promis aucune vérité, à personne. Je ne fais que chercher, tâter le terrain. Interroger. Je n'ai promis aucun début, aucune fin. Mon texte pourra n'être qu'une quête, un renoncement, une narration pleine d'accrocs. Ou un prélude, l'amorce d'une histoire qui ne prendra jamais corps. Qui m'en voudra ?
Ce n'est pas un travail scientifique ou historique que j'ai entrepris, mais une opération alchimique sur une matière rétive. Tout ignorer, finalement, m'importe peu. Mais saisir des instants dans leur fugacité, une certaine luminosité, un ton de voix, un mot inhabituel, un regard qui glisse vers nulle part. Laisser le temps faire son travail. Fermentation, levée. Formation de nouveaux corps vivants. Attendre que l'écriture s'empare de la matière déposée.
Je glane dans leurs douleurs. Je comble leurs silences. Je ne porte pas la parole des survivants. Je prends la parole, la mienne, unique. Je désobéis au silence imposé tacitement.