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Critique de RDubois


Combien sont-ils ces photographes talentueux restés anonymes toute leur vie ou ayant sombré dans l'oubli après leur mort ? On a encore à l'esprit l'histoire étonnante de Vivian Maier qui ne prenait même pas la peine de développer ses négatifs qu'elle entassait méticuleusement dans une malle qu'un chineur chanceux découvrit par hasard en 2007. Depuis, grâce à un film-enquête (A la recherche de Vivian Maier, 2014), la mystérieuse baby-sitter connaît une gloire posthume bien méritée. Mais son cas n'est pas unique, car avant elle il y eut aussi Ed Feingersh qui, si l'on en croit Adrien Gombeaud, auteur du livre-enquête Une Blonde à Manhattan, fut un photojournaliste renommé avant sa disparition prématurée en 1961 qui précipita son oubli.
Comme dans le cas de Maier c'est tout à fait par hasard qu'un lot d'une centaine de ses négatifs furent découvert en 1985 dans un hangar de Brooklyn. Cent négatifs c'est peu – surtout que c'est, semble-t-il, tout ce qu'il reste de son oeuvre – mais il ne s'agit pas de n'importe quelles photos. Elles ont été prises en 1955 à l'occasion d'un reportage commandé par le magazine Redbook sur la nouvelle vie de Marilyn Monroe fraîchement installée à New-York et bien décidée à prendre sa vie en main et à casser son image de blonde stupide (c'est l'époque où elle prend des cours à l'Actor Studio et se met à fréquenter Arthur Miller). Feingersh, dont beaucoup appréciaient le talent et l'originalité, et notamment le sens de la spontanéité, fut considéré comme la personne idéale pour photographier la « nouvelle Marilyn ».
Résultat : des photos pleines de vie, de fraîcheur et de mouvement, parfois légèrement floues, décadrées ou sombres – à la manière de ce que faisaient à la même époque Robert Frank ou William Klein – et qui nous montrent une Marilyn aux antipodes de la bimbo glamour que le public avait jusqu'alors l'habitude d'admirer : une femme sans fard, sans bijoux, un livre à la main ou une clope aux lèvres, qui erre dans Manhattan, prend le métro (ce qu'elle n'avait jamais fait), traîne dans sa chambre d'hôtel ou embrasse d'un regard rêveur l'immensité de la ville du haut de son balcon. Aussi ne peut-on, à la vue de ces rares clichés saisissants, que regretter la disparition de tous les autres que le photographe a pris durant sa courte carrière.
Mais comment est-ce possible ? Comment un photographe de renom tel que Feingersh (à en croire en tout cas ce qu'en dit Gombeaud dans son livre) a-t-il pu être effacé de la mémoire collective. Il n'a même pas droit à un article sur Wikipedia, c'est dire… Et comment se fait-il qu'à part les négatifs de ces cinq jours de reportage, aucune autre photo de lui n'ait survécu ? C'est un mystère.
Bon il faut dire aussi que Feingersh, qui brulait la vie par les deux bouts, ne se soucia jamais d'archiver ses négatifs. Sans doute n'avait-il pas la prétention d'être un artiste mais tout juste un pigiste qui, une fois les photos publiées, passait à autre chose. D'aucun diront aussi qu'il manquait de confiance en lui, et c'est sans doute cela qui le tua et le fit sombrer dans l'oubli. Car, à l'image de son célèbre modèle blonde-platine, Ed trainait de vieux démons qu'il avait ramenés de la guerre (alors qu'il était GI, il fut traumatisé par la découverte des camps de concentrations en Allemagne) et cultivait depuis un attrait immodéré pour la vodka. Et comme Marilyn, mais avec un an d'avance, il fut victime des barbituriques avant sa quarantième année.
Ne restent aujourd'hui que ces dizaines de photos émouvantes, précieux témoignage d'une époque et d'une rencontre, celle de deux âmes égarées, réunies par le plus grand des hasards l'espace de cinq jours, dans Manhattan, et qui chacun, à leur manière, vivaient sans doute là leurs plus belles heures… avant leur déchéance prochaine.
Régis Dubois
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