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Critique de HordeDuContrevent


Un conte des mille et une nuits venu d'Argentine…


« Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence ».
Chateaubriand traduit bien le sentiment que j'éprouve à la lecture des contes contenus dans Kalpa Imperial, un sentiment mêlé de fragilité et d'éternité, d'éternel recommencement après les chutes, de décrépitude atteignant même ce qui semble immortel renforçant par là-même notre propre fragilité d'humains…Kalpa impérial, « l'empire infini », lui aussi détruit tel un monument qui semblait pourtant éternel…


Kalpa Imperial est un livre d'une élégance rare, d'une beauté délicatement surannée. S'il était une matière, il serait du marbre : une écriture lisse, sans aspérité, douce et poétique, pure, atemporelle, nervurée. S'il était une fragrance, il serait discrète infusion d'iris. S'il était une habitation, il serait palais antique aux colonnes immenses et fières. S'il était une couleur ce serait un blanc tirant sur le crème, légèrement cérusé. S'il était une chanson, ce serait un titre du groupe espagnol La Chica, l'énigmatique titre Oasis sans doute. S'il était un tableau, il serait un tableau d'Hubert Robert, ce peintre français de ruines antiques entourées d'une nature idéalisée…
Après avoir découvert récemment Ursula le Guin, je découvre une autre voix féminine des littératures de l'imaginaire, Angélica Gorodischer, contemporaine d'ailleurs d'Ursula le Guin. Une voix féminine sud-américaine, et voilà un récit de fantasy à nul autre pareil, très singulier. Chaque histoire contenu dans ce livre envoute, caresse notre âme et transporte notre imagination. Écrit en 1983 à la chute de la dictature argentine, il est considéré comme un classique de la littérature SFFF en espagnol et a remporté plusieurs prix littéraires.

Il faut dire que ce livre raconte, au sens premier du terme, il raconte la politique, la religion, les conflits, les relations entre les différentes cultures d'un empire. Sa naissance, ses soubresauts et sa fin. Quel empire ? Où ? Nous ne savons pas (je l'imagine empire babylonien mais il n'y aucune indication en ce sens), juste qu'il s'agit du « plus grand Empire que le monde ait connu ». Cela donne une dimension universelle à ce livre. L'absence de temporalité donne l'impression de se situer en des temps immémoriaux, le récit est ainsi retranscrit à l'oral, un peu à la manière des aèdes antiques. le récit se déroule ainsi dans un empire imaginaire appelé « Kalpa », à une période indéterminée mais qui semble très lointaine, et suit les aventures d'un conteur itinérant qui voyage à travers cet empire infini en racontant des histoires aux différents habitants et souverains qu'il rencontre.

« En plus d'être longue, l'histoire de l'Empire est compliquée : ce n'est pas un conte facile dans lequel on énumère un événement puis un autre et dans lequel les causes expliquent les effets et les effets ont la même ampleur que les causes. Non, ça n'a rien à voir : l'histoire de l'Empire est semée de surprises, de contradictions, d'abîmes, de morts et de résurrections ».

A chaque histoire le conteur nous interpelle, nous ordonne, nous gronde parfois afin que nous soyons bien attentifs à son récit qui va en effet livrer une importante tranche d'histoire. Des chroniques historiques racontées comme si nous étions sur une place publique, à écouter ce conteur scander fort son récit l'appuyant, j'imagine, de gestes amples et exagérés, usant d'un style éminemment poétique. Une ambiance hors du temps, une histoire transmise à l'oral offrant une parenthèse enchantée comme seuls peuvent le faire les contes ou les fables racontées autour d'un feu.

« Non, non, écoutez bien ce que je vous dis, ne vous laissez pas distraire et ne dites pas ensuite que je ne vous ai pas donné assez d'explications. S'il y a quelqu'un qui ne s'intéresse pas à ce que je dis, il peut partir ; c'est comme ça, pour ne pas déranger les autres ».

Le conteur, dans chaque récit, met en valeur des personnages marquants, picaresques, souvent proche de la folie, de l'abnégation, de l'étrange, de l'ignominie. Comme cet empereur sans nom qui s'est emparé de force du pouvoir et devint fou jusqu'à se terrer dans son palais, continuant à gouverner sans que personne ne le voit (Les deux mains), ou encore ce jeune prince qui, en découvrant la vérité sur son père et sa mère, mettra fin au royaume (La fin d'une dynastie ou L'histoire naturelle des furets, sans doute mon récit préféré tant l'ambiance est étrange). Comme cet homme, Bib, trop maigre, trop curieux et trop désobéissant qui fit revenir à la vie l'Empire (Portrait de l'Empereur), comme ce marchand de curiosités qui ravit le pouvoir grâce à une étrange chose qu'il va louer à l'Empereur ( Premières armes) ou encore ce médecin aux pratiques mystérieuses qui a don de clairvoyance (L'étang)…et tant d'autres.
Ces personnages, multiples et très variés, ne se retrouvent pas dans les différents récits, les chapitres de Kalpa impérial sont reliés les uns aux autres de manière thématique plutôt que narrative, en un temps très long qui semble éclaté et fragmenté, où se succèdent des empereurs stupides et des empereurs sages, des empereurs fous et des empereurs visionnaires. le ton est, dans tous les cas, toujours très caustique, le parti pris ubuesque et absurde. le lieu est chaque fois un lieu différent de l'empire avec des personnages différents mais on y retrouve des thèmes et des motifs similaires. Notamment le thème du pouvoir mais aussi, et surtout, celui de la vérité historique. Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est transformé dans ce qui est raconté ? Mieux vaut-il croire les livres d'histoire, les légendes, les chansons populaires ? Ne sont-ils pas une autre façon de raconter et donc de transformer les faits historiques ? le conteur itinérant voyage à travers l'empire en racontant des histoires qui sont souvent en contradiction avec les versions officielles de l'histoire, ce qui soulève des questions sur la manière dont les événements sont relatés et interprétés. Comment faire son devoir de mémoire et d'histoire dans ces conditions ?

« Ils restèrent également dans la légende, ces récits que tout le monde dit ne pas croire précisément parce qu'ils ne sont pas très sérieux et auxquels tout le monde croit précisément parce qu'ils ne sont pas très sérieux. Et l'on chanta des chansons insidieuses et si faciles qu'on les répéta sur les places et dans les ports et dans les foires. Et il n'y avait aucune part de vérité, aucune : ni dans les origines romanesques ni dans les noms imagés et fantaisistes. Je suis celui qui va vous conter la façon dont les choses se sont déroulées, car il revient aux conteurs de contes de dire la vérité bien que la vérité n'ait pas l'éclat de ce qui est inventé mais cette beauté que les crétins qualifient de misérable ou de mesquine ».

Angélica Gorodischer est l'une des autrices de SFF de langue espagnole les plus reconnues au monde, comme en témoigne son prix World Fantasy, reçu en 2011 pour l'ensemble de son oeuvre, ou son prix Dignité de l'Assemblée Permanente pour les Droits de l'Homme, reçu en 1996 pour son action en faveur du féminisme. Son livre "Kalpa Impérial" est une oeuvre singulière, onirique et poétique, le premier livre de fantasy argentin que je lis pour ma part, et qui, par le biais du conte, constitue une incroyable allégorie du pouvoir, allégorie d'autant plus troublante lorsque nous savons que ce livre a été écrit au moment même de la chute de la dictature argentine. C'est un livre universel contant l'Histoire de l'humanité depuis la nuit des temps. Un livre qui pourrait être emporté sur une île pour s'abreuver et se bercer de contes sur la société humaine et ne jamais oublier la folie, l'ignominie, l'absurdité et la beauté du monde tout en étant plongé dans une ambiance à la tessiture du rêve…

« Cela eût pu se produire hier, cela pourrait se produire demain, ou un jour de l'an prochain ».

Un immense merci à @Dandine pour sa belle critique incitative et immersive et à @Bookycooky pour m'avoir orientée vers cette immense auteure argentine !

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