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Critique de Charybde2


Trois maîtres de Glasgow dans cet éblouissant recueil de 1985. Essentiel.

Ce recueil de 1985, traduit en 2008 par Catherine Richard à l'instigation des excellentes éditions Passage du Nord-Ouest, est dû à un concours de circonstances, joliment expliqué par Alasdair Gray dans un post-scriptum : alors qu'il est tout auréolé du beau succès critique de son chef d'oeuvre, "Lanark", et venant de publier un recueil de nouvelles, un éditeur londonien lui demande s'il aurait la matière pour un autre recueil. Comme ce n'est pas le cas, Gray se tourne vers son complice de presque toujours de l' "école de Glasgow", Jim Kelman, et ensemble ils adoubent la "jeune" Agnes Owens, alors presque inconnue, qu'ils adorent tous deux, pour constituer ce recueil tripartite.

Autant dire que nous avons là un véritable festival de qualité incisive.

Les textes d'Agnes Owens, d'une simplicité lapidaire et désarmante, mettent en scène sans fioritures, mais avec un impact maximal et souvent, mine de rien, plutôt cruel, le quotidien désenchanté de la classe pauvre et moyenne écossaise des années 70 ou 80. "Arrêt de bus" en particulier, en quatre pages saisissantes, nous force à regarder le début des dérélictions thatchériennes qui mèneront ailleurs aux univers d'un Eric Miles Williamson ("Bienvenue à Oakland") voire d'un Gregory McDonald ("Rafaël, derniers jours"). "Arabella", "La coupe en argent", "Journée de commémoration", ou encore et surtout "La convocation", utilisent aussi l'art du contrepied et de la chute avec un brio étourdissant.

"Les physionomies des deux femmes accusaient un changement étonnant. La directrice était écarlate de rage, et Mrs. Sharp blême dans sa détermination.
Il y eut un silence. Puis la directrice réussit à dire :
- Sortez... avant que j'appelle le concierge.
Mrs. Sharp lâcha un rire mauvais.
- Des menaces, maintenant, c'est ça ? Ça m'est bien égal, vu qu'à mon avis, tout indique que vous êtes bel et bien en train de craquer. À propos, si vous touchez un cheveu de George, je vous colle un procès.
Là-dessus, elle quitta la pièce d'un pas furibond en voyant la directrice décrocher le téléphone, et claqua la porte derrière elle. La directrice reposa le combiné sans composer de numéro, puis s'assit à son bureau, la tête dans les mains, et contempla fixement le registre ouvert.
À l'extérieur, Mrs. Sharp rejoignit une femme qui attendait, adossée à la grille de l'école, en mangeant des chips.
- Alors, comment ça s'est passé ? demanda la femme.
Mrs. Sharp fourragea dans son sac en plastique et en tira un paquet de cigarettes. Avant de s'en planter une au coin des lèvres, elle répondit :
- Elle a essayé de me remettre à ma place... mais bon, j'ai eu vite fait de lui montrer qu'elle avait pas affaire à la dernière des moins-que-rien...
La femme jeta le paquet de chips vide sur la pelouse.
- Et pour George ?
La mine de Mrs. Sharp se durcit.
- Ce gosse alors... il est carrément infernal. Attends un peu qu'il s'amène à la maison, je vais lui flanquer la raclée de sa vie. Ça lui apprendra à me faire convoquer." ("La convocation")

Dans un registre qui flirte par moments avec le doute fantastique, James Kelman nous propose d'éblouissants points de vue inattendus, en particulier lorsqu'il nous plonge dans les monologues intérieurs hallucinés de laissés pour compte et autres SDF des rues écossaises... Une poésie crue parcourt ses textes, dans laquelle l'imagination des clochards prend des accents surréalistes et néanmoins lucides...

"Le temps qu'il fait. le banc avec son abri en dur et son dossier en dur cimenté dans le carré de ciment au milieu de la pelouse. Ma colonne vertébrale contre le dossier en dur. Mes pieds qui pointent au bout de mes jambes, croisés au niveau des chevilles. Mes testicules nichés entre mes cuisses. Je m'étonne toujours qu'ils s'esquintent pas. Je sais plus où est passé le mandrin. Il est au garde-à-vous mais certes pas en érection. Contre la braguette de mon froc. Plus trop à son aise maintenant.
Les explications m'écoeurent. La déprime est trop réelle. Soif en permanence mais pas soif d'alcool. Ce que je bois quand j'en trouve c'est du lait. Fumer ça fait mal. Peut-être que je suis malade, tout simplement. À roter et péter sans arrêt. Toutes sortes de gaz. Il faudrait que je fasse un bon repas solide. Mais rien que l'idée. Putain.
J'ai la main qui saigne. Je me suis coupé en montant dans une voiture. Magnéto stéréo et une seule cassette de Johnny Cash. Ma vie est habitée par la musique country.
Pas de cigarette au bec.
Et pourtant, cette lumière de fin d'automne. du ressort dans ma démarche. Un grand sourire tout le temps et l'envie de voir des chapeaux se soulever pour saluer les vieilles dames. Je crie bonsoir aux gens. Je serais assez d'humeur à me payer une petite partie de quelque chose. Ou une douche froide. Quand je me pose pour envisager un avenir, mes difficultés actuelles ne peuvent que bien tourner. Je me réjouis de ce temps clément. Il y a des réalités qu'il faut voir en face. Je suis plus âgé qu'il y a peu. Et j'avais la trouille de montrer mon visage il y a tout aussi peu. le petit déjeuner est un repas terrible. Pas de petit déjeuner, et on est sûr de se taper une journée de merde.
Je peux quand même pas manger une cassette de Johnny Cash." ("Encore toujours pareil")

Alasdair Gray, enfin, avec "Rapport aux administrateurs de la bourse Bellahouston destinée au financement d'un voyage d'études", nous régale d'un incroyable compte-rendu (fictif ?) de la genèse de l'écriture de "Lanark", avant de nous donner la très kafkaïenne "La réponse", de nous proposer et de nous commenter en direct une époustouflante manière de terminer la nouvelle inachevée de R.L. Stevenson "Histoire d'un reclus", de nous confier trois magnifiques portraits de personnes réelles (l' "honnête homme" Bil Skinner, la dramaturge Joan Ure et le peintre Alasdair Taylor), révélant au passage un talent peu commun de critique enthousiasmant, et de finir par quelques "très brèves" surprenantes.

Un recueil essentiel.
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