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Critique de Nokturne


Lire Julien Green, c'est se rappeler, ou découvrir, que le langage fait le monde. Et il faut une langue ouvragée comme la sienne pour que le monde surgisse tel une peinture somptueuse, car Green est un esthète et rien de ce qu'il voit ne le laisse indifférent, tout, jusque dans le moindre détail, passe par le crible de sa langue raffinée (aussi bien dans son journal que dans ses romans), où il dépose la vie et sa vie. Je dirais, moi, que Green écrit comme un poète (une subjectivité qui réinvente le monde), son écriture est l'antithèse même de ladite « écriture plate » (dixit elle-même) d'une Annie Ernaux. Dès lors, oui, on peut sans doute parler au sujet de Green (mais certainement plus aujourd'hui qu'à l'époque) d'une certaine affectation, d'un maniérisme aristocratique, de préciosité. Mais il faut lire son Journal pour comprendre que ce style est sans doute la meilleure façon pour lui de traduire une sensibilité exacerbée… En outre, quelque part dans ce journal ne dit-il pas que la vie ne lui a jamais paru vraiment réelle et, en effet, les innombrables descriptions qui constellent ses livres – de véritables pièces d'orfèvreries – ont chez lui quelque chose de la fascination onirique, parfois même confinent à l'hallucinatoire : elles ne plantent pas en fait un décor ni ne sont un apprêt pour "faire joli" ou "faire littéraire", un artifice, elles disent un rapport au monde et sont consubstantielle à l'action. Si on le comprend et si on l'accepte, on passera à Green une sophistication qui, à la longue, peut lasser, voire écoeurer (comme un sorbet).

Le manuscrit du roman porte en exergue deux citations : "Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices" (Descartes) et "Les passions sont toujours vivantes chez ceux qui y veulent renoncer" (Pascal)... Cette tension entre la pesanteur et la grâce est illustrée par Joseph Day, le héros tragique du roman, jeune homme traversé, comme tous les personnages de Green, par le jeu du bien et du mal, des ténèbres et de la lumière. Ce Joseph Day est incontestablement un être improbable, sinon impensable de nos jours... Qui a connu ou connaît un jeune homme de 18 ans arrivant de sa campagne à l'université et à ce point puritain qu'il redoute plus que tout la chair et craint les flammes de l'Enfer? Ce combat avec le démon, avec ce démon-là, est désormais absolument révolu parmi la jeunesse et quel jeune autour de nous se demande chaque jour s'il est "sauvé"? Ces scrupules de bigot font maintenant sourire, ils appartiennent à une autre époque, à une autre culture, mais ils disent le rapport difficile et conflictuel de Green (qui était catholique mais pas bigot) avec les sollicitations de la chair dont il était l'objet et dont la virulence et l'insistance - on peut le lire dans son Journal intégral paru chez Bouquins - le taraudaient (jusqu'au dégoût de lui-même: dans les années 1930, assailli par une sexualité frénétique et débridée, il en était parfois réduit à aller chercher des partenaires masculins dans les bois ou les pissotières parisiens...). Mais qu'un jeune homme puisse être divisé en lui-même jusqu'au déchirement à force de radicalité, voilà qui est toujours d'actualité, à fortiori dans une société comme la nôtre où la radicalisation idéologique fonctionne à plein rendement toutes causes confondues (bonnes, moins bonnes et mauvaises). Trop souvent on ne pense plus: on sait et on assène.

Il s'agit donc d'un roman psychologique qui investigue la possibilité de la liberté au risque des passions et qui, en tant que tel, conserve toute sa pertinence et son intérêt, d'autant qu'il met en scène les tourments moraux d'un personnage aux capacités de pensée et d'expression limités: privé des outils salutaires de la Raison, la morale religieuse déshumanise, exclut de la communauté des semblables et Joseph Day choisit la violence la plus radicale: le meurtre.

(Il y a là, évidemment, l'écho involontaire et partiel d'une autre actualité, qui n'a jamais été le propos du livre et qui caractérise notre époque : le terrorisme religieux.)
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