Presque tous les hommes, malheureusement, ne se laissent effleurer par le souffle de l'art que s'ils croient le comprendre, et ils croient le comprendre quand l'art confirme et répète ce qu'ils connaissent et savent déjà. Ils n'ont pas envie de faire de nouvelles découvertes, d'être étonnés et surpris. Ils n'ont pas le désir de se laisser surprendre.
"Nous devons jouer notre vie à la première lecture", m'as-tu dit, "et suivre la partition que le destin, chaque jour, nous met sous les yeux."
Nous deux, nous connaissons la vérité. Et la vérité, Clara, c'est que nous ne supportions plus le regard de Ludwig, qui avait sombré dans le néant et s'y était perdu - son regard vide de toute lumière, fixé sur nous. Car il nous rappelait le regard pétrifié et terrible de Robert. Car nous revoyions en Ludwig, qui avait été un enfant si beau, si heureux, apparemment préservé de la folie et de la douleur, l'image de l'échec, de la désolation, du vide, du désastre insensé et incompréhensible qu'avaient été nos vies - ta vie, ma vie, la vie de Robert et notre vie avec lui.
Ma présence était devenue nécessaire à tous - même à la gouvernante, Mlle Bertha Bölling. Un jour, elle m'a confié qu'elle n'aurait pas pu s'en sortir sans moi. Sept enfants sans parents, c'était trop, même pour elle. Je lui ai dit qu'ils n'étaient pas sans parents, parce que, à vrai dire, même si toi et Robert, pour des raisons différentes, étiez loin, ces enfants étaient aussi ma famille. Je n'en ai jamais eu de vraie, de toute ma vie, à mes côtés, sauf à cette époque. Et c'est peut-être justement pour cela que, plus tard, je n'ai jamais eu de vraie famille.J'ai été trop heureux, Clara, avec vous. Voilà la vérité. Et je n'ai pas su, hélas, recréer un bonheur aussi éclatant. Ma famille. C'était comme si tes enfants - les enfants de Robert - étaient aussi les miens. Même si eux me voyaient sans doute comme un grand frère, un ami et un complice, et semblaient m'aimer autant car je n'exerçais pas l'autorité sévère d'un parent, je me sentais, moi, comme le jeune père d'une famille bizarre, curieuse, hors du commun - et le plus drôle, c'est que je ne pouvais pas savoir, à l'époque, que je ne le serais jamais. Quel qu'ait été mon rôle, en tout cas, il m'a plu. Et, même si ce que je vais dire pourra paraître étrange, j'avais l'impression que ce rôle était fait pour moi. Souvent, Bertha me rapportait avec une certaine inquiétude qu'un de tes amis trouvait cette situation embarrassante et ridicule, et peut-être l'était-elle, qui sait ? Qu'une de tes amies la trouvait déplacée et presque scandaleuse, la plus compromettante qu'on puisse imaginer, pour une femme mariée. Elle me rapportait que, selon les plus rétrogrades de vos connaissances, la relation étrange qui s'était instaurée entre M. Brahms et la famille Schumann était plutôt équivoque, pour ne pas dire infâme. Quoiqu'il en soit, c'était une vie parfaite pour moi.
N'oublie pas : nous ne guérirons jamais du bonheur que nous n'avons pas connu
Seule ton affection lui permettait d'affronter la vie.
Ma Clara bien aimée,
Je t'écris cette longue lettre de Vienne, au retour de tes funérailles.
Mais il était si brillant, à cette époque lointaine.
Je sais que, si j'arrête d'écrire, je relirai le télégramme funeste d'il y a cinq jours - qui est toujours là, sur ma table de chevet, soigneusement plié, pour me rappeler que tout ce qui s'est passé est bien réel. Mais en est-il vraiment ainsi ? Je veux dire, est-ce vraiment la réalité ?
Du reste, que seraient les vies des hommes si elles devaient être racontées avec discrétion ? Même la mort ne peut interrompre notre longue conversation. Au contraire, elle peut la rendre beaucoup plus sincère.