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Critique de Bouteyalamer


Dans ce petit livre, Guénon expose ses postulats avec le calme et l'assurance des gnostiques : le monde moderne est en crise ; la modernité est une longue décadence qui suit l'abandon de la Tradition ; l'Orient s'oppose à l'Occident, comme l'intuition au rationalisme et la contemplation à l'action.
Ce monde est en crise, sans aucun doute : après la mort de Guénon en 1951 sont survenus deux crises nucléaires, trois génocides et une succession de guerres régionales dont la dernière (?) est en cours. Mais quelle est la temporalité du monde moderne ? Selon Guénon, l'abandon de la Tradition remonte « exactement au sixième siècle avant l'ère chrétienne » — c'est-à-dire à l'apparition de l'écriture —, dans de nombreuses cultures et religions : l'antiquité grecque (qui prétend « substituer la philosophie à la sagesse »), le judaïsme exilique, la Chine, la Perse et l'Inde. Il ne conçoit pas la crise au sens usuel de phase aiguë au cours d'une évolution qui connaitrait des rémissions (ou une rédemption pour les chrétiens), mais comme une dégradation continue qui s'accélère avec l'expansion du Christianisme, la Renaissance et les Lumières, et s'emballe avec la science contemporaine.

Ce que répète Guénon — et dans tout le livre la répétition prime sur l'argumentation —, c'est que la crise fait suite à la perte de la Tradition. Mais qu'est-ce que cette Tradition au singulier majuscule, cette « vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et “non-humaine” » ? Elle est anhistorique et sans témoin, car antérieure aux traces écrites ou archéologiques, mais pourrait se découvrir, dégradée et voilée, dans de multiples religions historiques ou encore vivantes. Ces religions ont pour Guénon une polarité géographique avec une opposition entre Occident et Orient : à l'Ouest la religion gréco-romaine puis le Christianisme, au Proche-Orient le Judaïsme et l'Islam, au Moyen-Orient le Zoroastrisme, et au-delà l'Indouisme, le Bouddhisme, le Confucianisme et le Taoïsme. Pas de mention des migrations et échanges religieux ; d'une mythologie indo-européenne qui a pu couvrir d'ouest en est d'immenses territoires de l'Irlande à l'Inde ; rien sur l'Afrique, l'Amérique précolombienne ou l'Océanie. En se tenant au domaine eurasiatique, peut-on postuler une Tradition primordiale, une source commune, dont les effluents seraient des religions monothéistes, polythéistes, et des sagesses non religieuses ? Oui pour Guénon qui oppose la connaissance primordiale, ésotérique, et la religion chez les hommes, exotérique. C'est la tentation uniciste des linguistes qui rapprochent par rétropolation les langues, puis les protolangues, pour postuler une langue unique à l'échelle d'un continent (par exemple l'espace indo-européen). Mais ces linguistes en font explicitement une hypothèse et s'appuient sur de longues séries d'observations.

Il est vrai qu'en matière de croyance, la liberté est totale et que de façon toute cohérente, Guédon qui oppose le raisonnement et la « vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine » peut écarter ses contradicteurs : « Peut-être ceux-là ne voient-il pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu'ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leurs esprits ». Les implications de ses postulats sont radicales : « Nous pouvons dire que si tous les hommes comprenaient ce qu'est vraiment le monde moderne, celui-ci cesserait aussitôt d'exister, car son existence comme celle de l'ignorance et de tout ce qui est limitation est purement négative. Il n'est que la négation de la vérité traditionnelle et suprahumaine ». Il envisage la domination d'une élite accédant à cette connaissance : « Il suffit d'une élite peu nombreuse, mais assez fortement constituée pour donner une direction à la masse, qui obéirait à ses suggestions sans même avoir la moindre idée de son existence ni de ses moyens d'action ; la constitution effective de cette élite est-elle encore possible en Occident ? ». À ce sujet, il met en garde les chrétiens : « L'Église a tout intérêt, quant à son rôle futur, à devancer en quelque sorte un tel mouvement, plutôt que de le laisser s'accomplir sans elle et d'être contrainte de le suivre tardivement pour maintenir une influence qui menacerait de lui échapper ».

Ces convictions et ces dérives posent la question de l'inquiétude contemporaine et de notre besoin de réassurance. Selon Wikipédia, le livre de Guénon (1927) avait fait grand bruit dans l'entre-deux-guerres, à l'égal de « La tentation de l'Occident » (Malraux 1926), du « Malaise dans la civilisation » (Freud 1928), et de « Regards sur le monde actuel » (Valéry 1931). Dans Babelio, ces livres ont respectivement 389, 153, 431 et 162 lecteurs contemporains. Outre « La crise du monde moderne », j'ai lu le dernier livre de ce quatuor. Je cite la première phrase de Valéry : « Ce petit recueil se dédie de préférence aux personnes qui n'ont point de système et sont absentes des partis ; qui par là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l'est pas ».
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