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Citations sur La crise du monde moderne (96)

"L'homme moderne, au lieu de chercher à s'élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau"
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Les prétendus « bienfaits » de ce qu’on est convenu d’appeler le « progrès », et qu’on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l’on prenait soin de bien spécifier qu’il ne s’agit que d’un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu’ils se proposent ainsi, même s’il était atteint réellement, ne vaut pas qu’on y consacre tant d’efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu’il soit atteint. Tout d’abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n’ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu’il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l’agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ?

On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd’hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la majorité s’arroge le droit d’écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d’exister, puisque cette existence même va à l’encontre de la manie « égalitaire » de l’uniformité. Mais, si l’on considère l’ensemble de l’humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d’aspect : la majorité de tout à l’heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n’est-ce plus le même argument qu’on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c’est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu’ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette « supériorité » n’existe qu’au point de vue matériel, il est tout naturel qu’elle s’impose par les moyens les plus brutaux.

Qu’on ne s’y méprenne pas d’ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n’est qu’une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l’esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! (pp. 159-160)
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Rien ni personne n’est plus à la place où il devrait être normalement ; les hommes ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun pouvoir légitime dans l’ordre temporel ; les "profanes" se permettent de discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence même ; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées tout entières de sa propre raison relative et faillible. « Malheur à vous, guides aveugles », est-il dit dans l’Évangile ; aujourd’hui, on ne voit en effet partout que des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et qui, s’ils ne sont arrêtés à temps, les mèneront fatalement à l’abîme où ils périront avec eux.
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On pourrait dire que l’antithèse de l’Orient et de l’Occident, dans l’état présent des choses, consiste en ce que l’Orient maintient la supériorité de la contemplation sur l’action, tandis que l’Occident moderne affirme au contraire la supériorité de l’action sur la contemplation.
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 Cependant, plaçons-nous pour un instant au point de vue de ceux qui mettent leur idéal dans le «bien-être» matériel, et qui, à ce titre, se réjouissent de toutes les améliorations apportées à l’existence par le «progrès » moderne; sont-ils bien sûrs de n’être pas dupes? Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd’hui qu’autrefois, parce qu’ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d’autres choses de ce genre, parce qu’ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ! Il nous semble que c’est tout le contraire: le déséquilibre ne peut être la condition d’un véritable bonheur; d’ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent d’être malheureux; la civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et, comme nous le disions déjà plus haut, elle créera toujours plus de besoins qu’elle n’en pourra satisfaire, car, une fois qu’on s’est engagé dans cette voie, il est bien difficile de s’y arrêter, et il n’y a même aucune raison de s’arrêter à un point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d’être privés de choses qui n’existaient pas et auxquelles ils n’avaient jamais songé; maintenant, au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font défaut, puisqu’ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que, en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s’efforcent-ils, par tous les moyens, d’acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu’ils soient capables d’apprécier: il ne s’agit que de «gagner de l’argent», parce que c’est là ce qui permet d’obtenir ces choses, et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce qu’on se découvre sans cesse des besoins nouveaux; et cette passion devient l’unique but de toute la vie. 
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" Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne: ce mot est celui "d'humanisme". Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre ; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient-elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L'« humanisme », c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a
fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au
côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire. "

(Chapitre I l'âge sombre )
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La religion, pour beaucoup, est simplement une affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre ; du reste, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ?
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Ces restes de spiritualité, c'est seulement, pour tout ce qui est proprement occidental, dans l'ordre religieux qu'il est possible de les trouver ; mais nous avons déjà dit combien la religion est aujourd'hui amoindrie, combien ses fidèles eux-mêmes s'en font une conception étroite et médiocre, et à quel point on en a éliminé l'intellectualité, qui ne fait qu'un avec la vraie spiritualité ; dans ces conditions, si certaines possibilités demeurent encore, ce n'est guère qu'à l'état latent, et, dans le présent, leur rôle effectif se réduit à bien peu de chose. Il n'en faut pas moins admirer la vitalité d'une tradition religieuse qui, même ainsi résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l'étouffer et l'anéantir ; et, si l'on savait réfléchir, on verrait qu'il y a dans cette résistance quelque chose qui implique une puissance "non-humaine", encore une fois, cette tradition n'appartient pas au monde moderne, elle n'est pas un de ses éléments constitutifs, elle est le contraire même de ses tendances et de ses aspirations. Cela, il faut le dire franchement, et ne pas chercher de vaines conciliations : entre l'esprit religieux, au vrai sens de ce mot, et l'esprit moderne, il ne peut y avoir qu'antagonisme ; toute compromission ne peut qu'affaiblir le premier et profiter au second, dont l'hostilité ne sera pas pour cela désarmée, car il ne peut vouloir que la destruction complète de tout ce qui, dans l'humanité, reflète une réalité supérieure à l'humanité.
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"C'est là justement ce qu'ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n'envisagent plus qu'une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu'on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n'apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l'action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s'aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.

C'est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l'époque moderne : besoin d'agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C'est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur ; c'est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l'analyse poussée à l'extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l'activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s'exercer ; et de là l'inaptitude à la synthèse, l'impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d'une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c'est pourquoi, disons-le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s'enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d'opposition s'accentuent et s'amplifient ; inversement, plus on s'élève vers la spiritualité pure, plus on s'approche de l'unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels. Ce qui est le plus étrange, c'est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l'absorption de toutes les facultés humaines par l'action extérieure, dont nous signalions tout à l'heure le caractère momentané. C'est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué : c'est, pourrait-on dire, comme une tendance à l'instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s'il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c'est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali-Yuga. "

Dans le chapitre III : Connaissance et action. ( pp48-49)
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Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce n’est en réalité rien d’autre que le développement de l’industrie et du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes n’ont réussi qu’à s’en faire les esclaves, comme nous le disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, s’il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues sous le nom de « division du travail », ne s’est pas imposée seulement aux savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces derniers, tout travail intelligent est par là rendu impossible ; bien différents des artisans d’autrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans cesse, d’une façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin d’éviter la moindre perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont regardées comme représentant le plus haut degré du « progrès ». En effet, il s’agit uniquement de produire le plus possible ; on se soucie peu de la qualité, c’est la quantité seule qui importe ; nous revenons une fois de plus à la même constatation que nous avons déjà faite en d’autres domaines : la civilisation moderne est vraiment ce qu’on peut appeler une civilisation quantitative, ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’elle est une civilisation matérielle.

Si l’on veut se convaincre encore davantage de cette vérité, on n’a qu’à voir le rôle immense que jouent aujourd’hui, dans l’existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d’ordre économique : industrie, commerce, finances, il semble qu’il n’y ait que cela qui compte, ce qui s’accorde avec le fait déjà signalé que la seule distinction sociale qui ait subsisté est celle qui se fonde sur la richesse matérielle. (pp. 152-153)
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