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EAN : 9782070328178
201 pages
Gallimard (11/05/1994)
4.12/5   153 notes
Résumé :
" Un des caractères particuliers du monde moderne, c'est la scission qu'on y remarque entre l'Orient et l'Occident. [...] Il peut y avoir une sorte d'équivalence entre des civilisations de formes très différentes, dès lors qu'elles reposent toutes sur les mêmes principes fondamentaux, dont elles représentent seulement des applications conditionnées par des circonstances variées. Tel est le cas de toutes les civilisations que nous pouvons appeler normales, ou encore ... >Voir plus
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Le monde moderne ne date pas de mai 68, ni même de la révolution française, ni même de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, ni même du Christ en Croix, ni même de Socrate. le monde moderne, d'après la conception védique du temps, correspond au Kali-Yuga, et il aurait déjà plus de 6000 ans.


« La doctrine hindoue enseigne que la durée d'un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d'un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l'antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d'or, d'argent, d'airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c'est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l'histoire « classique ». »


Au-delà de ces 6000 ans, les traces de toute civilisation humaine semblent d'ailleurs disparaître – bien que fut découvert récemment le site préhistorique de Göbekli Tepe qui aurait été occupé aux 10e et 9e millénaires avant Jésus-Christ, corolaire peut-être de l'abrogation de la « Loi des Mystères » permise par l'entrée dans la phase terminale du Kali Yuga. Hors cette exception, une sorte de barrière empêcherait naturellement les civilisations d'un Yuga de connaître les vestiges des civilisations des précédents Yuga. Les âges qui précèdent le nôtre apparaissent comme proprement légendaires.


« L'antiquité dite « classique » n'est donc, à vrai dire, qu'une antiquité toute relative, et même beaucoup plus proche des temps modernes que de la véritable antiquité, puisqu'elle ne remonte même pas à la moitié du Kali-Yuga, dont la durée n'est elle-même, suivant la doctrine hindoue, que la dixième partie de celle du Manvantara ; et l'on pourra suffisamment juger par là jusqu'à quel point les modernes ont raison d'être fiers de l'étendue de leurs connaissances historiques ! »


Les derniers millénaires de notre humanité nous ont éloigné de plus en plus du Principe, dans un mouvement inéluctable dont nous ne pouvons que constater les effets. L'ignorance croît et avec elle, la satisfaction des maîtrises de plus en plus illusoires que nous pensons asseoir sur la réalité. Différentes périodes se succèdent également au sein du Kali Yuga et si l'émergence du discours scientifique correspond à l'ère de la « solidification », la pensée ayant opéré de nombreuses fermetures épistémiques la condamnant à la matérialité, les décennies les plus récentes sont caractérisées par la « dissolution ». Les pensées de la déconstruction, le transhumanisme, l'économie spéculative, les réseaux virtuels, etc., constituent quelques illustrations les plus populaires de ce fait.


Les réflexions de Guénon associent régulièrement la pensée traditionnelle à l'Orient et la pensée moderne à l'Occident. Cet antagonisme ne doit évidemment pas être pris dans une stricte acceptation géographique. La nature orientale d'une attitude exprime sa capacité à rester fidèle aux principes de la tradition. La nature occidentale d'une attitude exprime la tendance croissante au dévoiement des principes traditionnels sous l'influence de l'action temporelle. Les véritables orientaux deviennent de plus en plus rares, isolés et muets à mesure que le Kali Yuga s'approfondit.


« Il faut qu'il y ait du scandale ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive » est-il écrit dans l'Evangile. René Guénon dresse la liste des signes de la décadence croissante de notre temps. Non pas pour nous convaincre d'une théorie personnelle ; non pas pour nous donner envie de nous révolter ; non pas pour nous faire croire que nous pourrions corriger la trajectoire ; mais pour illustrer la justesse de la doctrine védique de la succession des âges. Nous nous éloignons du principe, c'est inéluctable. Lorsque les temps seront consommés, ils recommenceront. Pour autant, quand bien même nous ne pourrions pas nous opposer à ce mouvement, l'attitude que nous aurons essayé d'adopter en plein coeur de la tourmente ne saurait être indifférente.


« « La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu ; mais elle n'en devra pas moins être jugée […]. »


René Guénon pense qu'il est donc essentiel de cultiver la tradition alors même que le Kali Yuga nous plonge dans une obscurité sans cesse plus profonde. Les hommes qui auront su préserver la flamme de la tradition porteront peut-être directement l'heureuse responsabilité de permettre le retour d'un nouvel âge d'or. Les cycles s'enchaînent peut-être impitoyablement les uns après les autres mais qui sait si, de la qualité de l'enseignement traditionnel qui aura su être préservé, ne dépendra pas la perfection du cycle suivant ? René Guénon espère que « certains éléments occidentaux accompliront ce travail de restauration à l'aide d'une certaine connaissance des doctrines orientales, connaissance qui cependant ne pourra être absolument immédiate pour eux, puisqu'ils doivent demeurer occidentaux, mais qui pourra être obtenue par une sorte d'influence au second degré, s'exerçant à travers des intermédiaires […]. » D'une manière générale, « il y a lieu de faire appel à l'union de toutes les forces spirituelles qui exercent encore une action dans le monde extérieur, en Occident aussi bien qu'en Orient ; et, du côté occidental, nous n'en voyons pas d'autres que l'Eglise catholique. »


Cet essai, fondamental pour comprendre les tenants et les aboutissants de l'oeuvre de René Guénon, peut se compléter de la lecture des « Quatre âges de l'humanité » de Gaston Georgel – ouvrage dont il rédigea la préface. Nous devons nous souvenir que René Guénon ne prétendit pas inventer une pensée personnelle. Il ne cherche pas à convaincre qui que ce soit. La doctrine de la conception cyclique du temps, qui a traversé les millénaires, doit être acceptée totalement sous peine que tout le reste de son oeuvre ne devienne sujets à pinaillements et à chicanes. Une fois ceci intégré, les réflexions de Guénon constitueront une weltanschauung redoutable.
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Je crois avoir remarqué une lacune récurrente des Orientalistes : admiratifs d'une société non fondée de philosophie, de dialectique ou de rhétorique, et qui semble reconnaître l'autorité à l'endroit de signes plutôt que de preuves, ils sont eux-mêmes déficients à démontrer et ne font qu'affirmer avec péremptoire, à dessein de réaliser par impression l'effet d'une persuasion – ils espèrent qu'on les approuvera selon le sentiment qu'ils véhiculent d'être sages et donc fiables. Or, cet attribut est peut-être une caractéristique essentielle de la pensée traditionnelle orientale : il faut commencer par croire à la supériorité du locuteur pour admettre ses dires ; or, ces dires référant presque entièrement à un système de valeurs préétabli sur des doctrines anciennes dont l'apparence de vénérabilité est ce qu'il y a de défendu et immuable, ils n'induisent la sensation de grandeur que dans la mesure où ils se conforment à l'idée, à « l'air », à la couleur perpétuée et inchangée de ces valeurs admises, autrement dit les Orientaux semblent reconnaître la Vérité à sa ressemblance à des livres sibyllins et insondables, et c'est même l'avantage captieux de ce qu'on appelle mysticisme. Ils se moquent d'ignorer si ces abysses sont des profondeurs ou des surfaces, ils en sont tant imprégnés, depuis si longtemps et avec une telle grégarité, qu'ils les tiennent pour des divinations et des prophéties, de sorte que leur spiritualité n'est possiblement que le prolongement d'incessantes imitations si respectueuses que leur déviation est infime à travers les siècles, ce qui ajoute à leur unité qu'on croit, par effet de coïncidence troublante, une raison supplémentaire de s'y fier. Mais tout ceci requiert une irrationalité opiniâtre pour ne pas s'effondrer : l'irrationalité comme paradigme est entière son moyen de défense, autrement, dès l'irruption d'une logique distanciée, l'édifice se lézarde et l'analyse de ces fissures les ouvre en impitoyables crevasses ; c'est un bâtiment où ne doit jamais s'aventurer un regard sceptique et une parole objective, où il croule. À bien y songer, c'est un prodige autant qu'une malédiction : tout est extrêmement intègre et cohérent, d'assemblage parfait et sans contredit, mais recherche de preuve exceptée : on n'a sans doute jamais fabriqué de temple aussi haut et impressionnant, d'allure si noble et hiératique, ne reposant que sur les fondations de la tradition et de la crédulité socialement homogène. C'est stupéfiant de miraculosité : sa sorte de magie ambiante et durable prolonge l'emprise de l'indigène et l'ébahissement du visiteur, et elle incite, tant son équilibre paraît impossible et divinement organisé c'est-à-dire transcendant et nécessaire, à la foi ; c'est qu'au jugement esthétique, il serait presque un gâchis que cet univers fût absurde, alors on tâche à croire même si c'est insensé, parce que c'est beau ainsi. Et par un pli auquel on soumet son esprit, on nie d'abord la réfutation même et la méthode de la critique, et l'on se laisse envahir par l'aspect bizarre des doctrines, de manière que la bizarrerie même où se signale logiquement une faille devienne en soi un caractère général de ce qui est vrai. On a transformé et retourné le doute, non en l'interdisant mais en le faisant admettre dérisoire et hors de propos, et le soupçon, disparaissant dans l'indécision indispensable à entretenir la symbiose du tout, est devenu indice d'un manque de sagesse – faute de quoi, cette magnificence s'éteindrait dans le simulacre et le dérisoire.
C'est pourquoi, si l'on commençait par vouloir juger la validité du propos d'un Oriental et par évaluer la fiabilité de son texte à la lumière de la seule raison et sans référer à un système d'intertextualités avant de lui accorder respect, estime ou admiration, la plupart des « sages » qu'ils soient indous, bouddhiques, mandarins, soufis, fakirs, yogis, que sais-je encore ? malgré leur impassibilité, leur habit, leur statut et leurs poils, paraitraient des êtres absurdes et ridicules. C'est d'ailleurs probablement le but recherché : en imposer non tant par le discours que par un sentiment imposé d'« exemple », leur vertu consistant surtout à répéter avec un ton reconnu de mystère des formules auxquelles le destinataire adhère déjà, à citer des mythes supposés servir d'allégories à multiples degrés, et à recopier une mine acquise pour symbole de supériorité ; et on les adule en fonction de l'impression qu'ils communiquent de savoir des réalités que nul ne peut intérioriser par le langage et d'avoir accédé à des dimensions spirituelles dont les mots ne peuvent rendre compte : c'est la puissance du mysticisme auquel d'aucuns se laissent aisément emporter, comme sous le joug principal d'un charisme ou d'une aura qu'on n'établit que selon des codes hérités, les marques d'individu devenant secondaires à la reconnaissance du mérite ; c'est au contraire l'effacement dans la généralité indistincte qui est censée conférer une altesse, ce qu'on reconnaît à ce que la plupart des « grands sages » ne font qu'agglutiner des proverbes d'autant détachés qu'ils ont peu de sens, et souvent bien à l'abri de contradicteurs scientifiques : il y faut le renfort d'une quête d'énigmes pour ne les pas mépriser. Mais ils n'argumentent pas ; ne savent pas démontrer, ou à peine ; ce n'est pas dans la culture orientale, et, s'ils s'y essaient, ils ne tiennent pas l'effort plus de quelques phrases consécutives : très bientôt, le mystère des références submerge tout. Ainsi, lorsqu'un Orientaliste est occidental ou quand l'Oriental tâche à s'approprier les méthodes de l'Occident, on le trouve occupé à essayer de convaincre de la profondeur et de la légitimité de sa foi, mais il est maladroit et handicapé dans sa tentative, car son « initiation » fut si ésotérique qu'il ne parvient pas à réaliser des raisons et que, par cette influence initiale, il y est devenu moins apte que la plupart des mauvais écrivains d'Europe et même que les enfants français. Il parvient mal à mener une explication entièrement logique et raisonnable, il a trop besoin des biais par lesquels il a été persuadé et illuminé, et souvent il veut compenser par des poses ses faiblesses rationnelles auxquelles il supplée au moyen de mines d'autorité irréfragable – il ne peut pas communiquer une profondeur qui existe parce qu'il la sent, ou bien son lecteur est trop buté pour entendre une certaine magie –, faisant ressembler ses constructions rhétoriques à des maisons auxquelles il manque des briques mais où l'on est prié de remplacer les trous par de fortes sensations de briques, et comme cela tient, on en vient à supposer qu'il se trouve bien dans les vides un assemblage solide bâti de pure spiritualité. Et cela donne des tournures étonnamment fallacieuses, mêlées de fatalisme, imprégnée d'humidité orientale, bain ambiant de torpeur lourde, entre sensualité et pourriture (c'est même, je trouve, une qualité essentielle d'Orient que le croupissement confit et la stagnation vénérable évoquant notre moyen âge par analogie avec son atmosphère d'incompréhension craintive), comme dans des descriptions de Jean Lorrain (lire Monsieur de Phocas) mais qui, venant au milieu d'un développement logiquement, font un effarement intrus, comme : « Quelle est la raison d'être d'une période comme celle où nous vivons ? En effet, si anormales que soient les conditions présentes considérées en elles-mêmes, elles doivent cependant rentrer dans l'ordre général des choses » (page 39), ou : « La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu » (page 42), ou : « Nous faisions allusion tout à l'heure au courant traditionnel venu des régions occidentales ; les récits des anciens, relatifs à l'Atlantide, en indiquent l'origine ; après la disparition de ce continent qui est le dernier des grands cataclysme arrivés dans le passé… » (page 49), ou : « La prétendue intuition qui se modèle sur le flux incessant des choses sensibles, loin de pouvoir être le moyen d'une véritable connaissance, représente en réalité la dissolution de toute connaissance possible. » (pages 75-76), tant d'allégations involontairement puériles, infondées, trop sûres, échafaudées sur la foi de préjugés antérieurs et ne dépendant d'aucun raisonnement, et qu'il faudrait commencer par établir avant de les énoncer ; ou pour donner un exemple plus complet et plus long, encore plus inaccessible et plus intouchable :
« … dans la contemplation ou, si l'on préfère, dans la connaissance, car, au fond, ces deux termes sont synonymes ou tout au moins coïncident, la connaissance elle-même et l'opération par laquelle on l'atteint ne pouvant en aucune façon être séparées. de même, le changement, dans son acception la plus générale, est inintelligible et contradictoire, c'est-à-dire impossible, sans un principe dont il procède et qui, par là-même qu'il est son principe, ne peut lui être soumis, donc est forcément immuable ; et c'est pourquoi, dans l'antiquité occidentale, Aristote avait affirmé la nécessité du « moteur immobile » de toutes choses. Ce rôle de « moteur immobile », la connaissance le joue précisément par rapport à l'action ; il est évident que celle-ci appartient tout entière au monde du changement, du « devenir » ; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu'elle atteint l'immuable, ce qui est le cas de la connaissance principielle ou métaphysique qui est le connaissance par excellence, elle possède elle-même l'immutabilité, car tout connaissance vraie est essentiellement identification avec son objet. » (page 70)
Je ne doute pas qu'une telle citation puisse faire sens dans l'esprit de celui qui l'écrit, je ne veux surtout pas m'en moquer par l'impression d'une superficialité abstruse, et ne prétends pas que son auteur se contente, par la multiplicité de ses définitions sibyllines, de feindre de se comprendre lui-même à dessein d'impressionner son lecteur, mais il faut bien reconnaître que, en-dehors des références nombreuses qui certainement aideraient à percevoir la justesse de ces assertions, on ne dispose d'aucun moyen de juger de la réalité de cet ensemble hétéroclite qui ne peut qu'ajouter à la perplexité d'un lecteur qui ne serait pas déjà gagné à telle théorie ; ainsi tout au mieux, par obligeance, doit-on admettre la véracité de l'écrivain, quoique sans pouvoir aller jusqu'à présumer de sa sagesse, c'est-à-dire que, qu'on soit réceptif ou dubitatif, on n'a au juste toujours rien appris de solide et de ferme qu'on pourrait par exemple réinstruire soi-même plutôt que répéter.
Tout dans ce Guénon est de cet ordre, constituant une alliance principielle à la culture orientale, avec pour objectif, selon des sensations louches, d'affirmer que le monde occidental est en crise, et que cette crise se rapporte à des divinations et prédictions orientales (« D'ailleurs le fait même qu'elle était prévue par les doctrines traditionnelles est à cet égard une indication suffisante. » (page 40)). Une multitude de paralogismes concaténés doit servir à prouver un malaise contemporain annonciateur chez nous du Kali-Yuga, l'âge sombre de l'humanité auguré dans des textes anciens et obscurs, et, partant, avec le ton dont Lovecraft ornait ses cataclysmes imaginaires, référant à un âge légendaire et coïncidant, selon Guénon, jusqu'au VIe siècle avant l'ère chrétienne où un grand « événement » se produisit, l'auteur aligne, avec une conviction où ressort la fausse distance, les formules pour donner l'illusion de révéler cette décadence – décadence qui serait fondée sur notre absence de tradition, terme que l'auteur réussit à ne pas définir tout en l'estimant central à la civilisation-même et dont il déplore qu'aucun Occidental ne l'entende ; or, il est pour le moins singulier, et d'absence radicale de méthode, que l'écrivain ne songe même à en rappeler le sens, ou bien c'est délibéré, parce qu'ainsi, en tenant à déplorer l'absence de tradition en Occident, il est plus libre d'arguer à ses détracteurs que décidément on ne sait pas ici ce qu'est la tradition. Passé un court terme, on devine que les particularités de l'Occident seront systématiquement mécomprises et passées au tamis péjoratif et réducteur, au point que c'en est étrange de fermeture et de partialité ; ainsi, la science devient : « la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre la plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement » (page 36) et « la recherche pour la recherche, beaucoup plus encore que pour les résultats partiels et fragmentaires auxquels elle aboutit ; c'est la succession de plus en plus rapide de théories et d'hypothèses sans fondement » (page 72) ; la Renaissance devient le siècle où il s'agit « de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur » et qui, « en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même […] a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur et par ne plus guère chercher que la satisfactions des besoins inhérents au côté matériel de sa nature » (pages 37-38) ; l'époque moderne devient « la dispersion dans la multitude, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur » (page 71) et où « le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ». (page 72) On rencontre aussi maintes fautes de logique, relevant de ce dédain négatif, de cette négation des valeurs occidentales, d'un négationnisme de l'évolution de la tradition en Occident, comme en un chapitre sur l'opposition entre contemplation et action, la première ressortant de l'Orient et la seconde de l'Occident, et qui sert à la fois à induire la profondeur des Orientaux puisque la contemplation est présentée comme un principe spirituel et une tradition, et à supposer la superficialité des Occidentaux puisque l'action n'est par définition rien qu'un mouvement ou qu'une agitation, en quoi l'opposition est nettement malhonnête. En effet, Guénon compare ici avec beaucoup d'inéquité une valeur (qu'il associe même étroitement à la connaissance) et un état extérieur et apparent ; or, il eût été loyal de distinguer par exemple l'action et la passivité, ou la contemplation et le pragmatisme, ce qui aurait servi à établir dès l'opposition des termes l'idée que nulle action, contrairement à ce que l'auteur insinue, n'est dénuée d'intention et de morale c'est-à-dire, même en la pensée contemporaine, d'un certain principe issu d'une forme de tradition, fût-ce l'intérêt de la chicane intellectuelle ou la satisfaction des plaisirs.
Et chaque fois qu'on réclamerait une raison à Guénon, chaque fois qu'il faudrait insérer quelque argument pour que l'esprit puisse se maintenir à des saillies indiquées plutôt que se laisser hisser avec une grosse corde, on lit les ficelles enfantines et fuyantes de faux adulte : « il y a là encore une loi fort importante et dont les applications sont multiples, mais dont, par cela même, un exposé quelque peu détaillé nous entraînerait beaucoup trop loin. » (page 40), ou : « il serait hors de propos d'exposer ici toutes les données qui justifient ces affirmations » (page 50), et toutes réfutations par lesquelles on pourrait renoncer à d'anciennes marches vermoulues et glissantes ne sont fixées qu'en forme péremptoire, tel : « Toute tentative « traditionnaliste » qui ne tient pas compte de ce fait est inévitablement vouée à l'insuccès, parce qu'elle manque de base » (page 52), ou : « Ceux qui émettent de semblables affirmations prouvent par là que, quelles que soient leurs prétentions, ils ne sont pas allés bien loin dans la compréhension des doctrines traditionnelles » (page 54), ou encore : « En dépit de toutes les illusions où certains semblent se complaire, ce n'est certes pas une science toute « livresque » qui peut suffire à redresser la mentalité d'une race et d'une époque ». (page 56) Sous les « nous » d'une lâcheté irrécupérable et sous la multitude de présents insidieux de « vérité » générale, on ne parvient pas à saisir une prise qui aurait fonction de preuve et servirait d'assise, il ne s'agit que de se fier à une parole qui espère par exemple convaincre le lecteur en moins de trois pages (de 27 à 30) que tout le monde civilisé vécut un changement considérable au VIe siècle avant Jésus Christ, Chine, Perse, Inde, Juifs et Grecs. Ce style d'allusions et de connivences tâche par des effets raccourcis à forcer l'adhésion mais n'est pas dans les usages de la raison : le but est d'insinuer la pensée que l'auteur est un grand connaisseur des questions qu'il traite et qu'il n'a pas besoin d'apporter des preuves de ce qui lui paraît évident et que le lecteur n'ignore que parce qu'il est un amateur, et la suggestion produite consiste en l'admission qu'après des vérifications simples qu'aucun cependant n'entreprendra, chacun trouvera sans mal, dans la réalité ou dans les livres, la confirmation des présupposés dont il s'agit plutôt de reconnaître la vérité que de recevoir la démonstration. Et comme les moyens de cette suggestion sont de nature formelle et peu appuyés d'éléments logiques, on obtient parfois, faute d'argumentation « occidentale », des généralités consternantes que le penseur véritable et méthodique apprend surtout à ne pas commettre et qui résonnent en lui pour des platitudes immatures et pitoyables, comme : « Tels sont les différents aspects de la question, et ces aspects se rapportent à autant de points de vue, d'ailleurs d'importance fort inégale, mais dont chacun peut se justifier à quelques égards et correspond à un certain ordre de réalités. » (pages 63-64), sentence qui s'enchaîne bien avec : « C'est là ce qui donne l'apparence d'une opposition ; mais il doit y avoir une conciliation possible entre ces contraires ou soi-disant tels ; et, du reste, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, qui cessent d'être tels dès que, pour les envisager, on s'élève au-dessus d'un certain niveau, celui où leur opposition a toute sa réalité. » (page 64), éloquence qui s'adapte exactement à : « il n'en est pas moins vrai que la place que tiendront la contemplation et l'action dans l'ensemble de la vie d'un homme ou d'un peuple résultera toujours en grande partie de la nature propre de celui-ci, car il faut en cela tenir compte des possibilités particulières de chacun. » (page 66), morceau qui convient parfaitement avec : « puisque, comme nous l'indiquions plus haut, le relatif est inin
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La Crise du monde moderne est un livre de René Guénon paru en 1927. Il s'agit probablement de l'un de ses ouvrages les plus lus et commentés. Guénon reste connu pour ses travaux consacrés - entre autres - à l'ésotérisme et à « l'esprit traditionnel ». Dans cette étude, il propose sa critique du monde occidental qu'il accuse d'être devenu « une civilisation proprement antitraditionnelle ». Lors de sa publication, ce livre eut un grand retentissement. Aujourd'hui, il continue d'être apprécié et de faire couler beaucoup d'encre…



Comme de nombreux penseurs lucides, Guénon regrettait que l'Occident ait placé sa confiance dans la science et la matière. A son époque, il pensait que des voix s'élèveraient sûrement contre le scientisme : « C'est ainsi que la croyance à un progrès indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n'est plus aussi généralement admise, certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d'aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d'arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme ».



Guénon est mort au Caire en 1951. Il a donc pris connaissance des événements d'Hiroshima et de Nagasaki. Nul doute qu'il médita sur les terribles conséquences de l'usage de la bombe nucléaire. En revanche, il ne put assister à la Conquête de l'espace, et encore moins à l'émergence des GAFAM. S'il était vivant aujourd'hui, je suis intimement convaincu qu'il n'arriverait pas à cette idée : les Hommes désirent faire marcher arrière ou mettre « un point d'arrêt » à ce mythe du progrès indéfini. Effectivement, ils sont de plus en plus nombreux aujourd'hui à nous vanter les mérites de l'Intelligence Artificielle, à commencer par les responsables de Google, Facebook, Tesla, etc.



Pour quelles raisons l'Occident semble-t-il autant épris par les sciences et les progrès techniques ? Pourquoi Guénon définit-il cet espace civilisation comme « antitraditionnel » ? Laissons-le répondre à ces deux questions : il estime que « les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse non-humaine, antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s'enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir ». Qui à notre époque peut comprendre et admettre ce discours ?



Dans notre actualité, certaines interrogations conservent toute leur pertinence : l'Occident subira-t-il à court ou moyen terme « quelque cataclysme » pour reprendre l'expression de l'auteur ? Ou ce que nous vivons depuis des années ressemble en fin de compte à ce « cataclysme » annoncé dans les années 1920 par Guénon lui-même ? Il écrit : « Donc, si l'on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l'on entend par là le plus habituellement, c'est qu'il est parvenu à un point critique, ou, en d'autres termes, qu'une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu'un changement d'orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d'une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe ». Force est de constater que l'Occident a décidé d'emprunter cette voie et qu'à ce jour, rien ne semble indiquer un changement de cap.



De fait, nous sommes de moins en moins nombreux à être philosophes. Mais qu'est-ce qu'être philosophe ? Guénon répond à cette question en expliquant que « c'est Pythagore qui employa ce mot en premier ; étymologiquement il ne signifie rien d'autre qu'amour de la sagesse ». Cependant, et je l'ai véritablement constaté lors de mes premiers pas dans le monde intellectuel « une philosophie profane, c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prend la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine ».



Ainsi, poursuivant ses réflexions il énonce qu' « on a aussi signalé assez souvent certains traits communs à la décadence antique et à l'époque actuelle ; et, sans vouloir pousser le parallélisme, on doit reconnaître qu'il y a en effet quelques ressemblances assez frappantes ». Au début du siècle dernier, Guénon et bien d'autres intellectuels remarquaient que l'Europe tombait en décadence. Que diraient-ils en 2020, à l'heure où Dieu n'est plus guère qu'un centre d'intérêt parmi d'autres ? Que penseraient-ils des puces que certains s'implantent ? Quelles seraient leurs réactions face au projet d'immortalité mis en avant par différentes firmes multinationales ?



Autre point très intéressant que nous relevons : Guénon n'adopte nullement les vues du discours dominant sur « ce qu'on appelle la Renaissance. Elle fut en réalité, comme nous l'avons déjà dit en d'autres occasions, la mort de beaucoup de choses ; sous prétexte de revenir à la civilisation gréco-romaine, on n'en prit que ce qu'elle avait eu de plus extérieur, parce que cela seul avait pu s'exprimer clairement dans les textes écrits ; et cette restitution incomplète ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un caractère fort artificiel, puisqu'il s'agissait de formes, qui, depuis des siècles, avaient cessé de vivre de leur vie véritable ». Il ne faut pas oublier que le terme Renaissance fut fréquemment utilisé par Michelet dans le but de dévaloriser les Temps Féodaux accusés, à tort, d'être une période sombre et obscure.



Dans le but de prolonger son raisonnement, Guénon précise « qu'il n'y a plus désormais que la philosophie et la science profane, c'est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les unes les autres… »



Chaque jour, nous voyons que le monde moderne se montre littéralement effrayant. Guénon évoque - rappelons une nouvelle fois que ce livre fut publié avant la Deuxième Guerre mondiale - une idée fondamentale chez lui : « Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l'Evangile appelle l'abomination de la désolation ». Ainsi, je ne suis guère étonné de lire sous sa plume le propos suivant : « Or il semble bien qu'il n'y ait plus en Occident qu'une seule organisation qui possède un caractère traditionnel, et qui conserve une doctrine susceptible de fournir au travail dont il s'agit une base appropriée : c'est l'Eglise catholique ». Toutefois, le Deuxième Concile du Vatican est passé par là et chaque jour nous mesurons qu' « un mauvais arbre ne peut pas donner de bons fruits ».



Il demeure intéressant qu'un converti au soufisme développe cette idée fondatrice : « Ce serait la réalisation du Catholicisme au sens vrai du mot, qui, étymologiquement, exprime l'idée d'universalité, ce qu'oublient un peu trop ceux qui voudraient n'en faire que la dénomination exclusive d'une forme spéciale et purement occidentale ». Il y a du vrai dans cette analyse. Je ne compte plus le nombre de catholiques français que j'ai rencontrés enfermant ou réduisant le catholicisme à une expression européenne, blanche et latine, en oubliant sa richesse multiple et féconde.



D'une manière générale, je ne peux que le rejoindre dans ses critiques circonstanciées et pertinentes à l'endroit du monde moderne et de la civilisation occidentale. Aucune personne objective ne contestera que les sciences d'aujourd'hui sont terriblement éloignées de l'authentique métaphysique. Raison pour laquelle la loi naturelle se voit attaquée chaque jour. de même, Guénon considère que les mathématiques modernes représentent une bien pâle copie des mathématiques pythagoriciennes.



En revanche, dans le contexte des années 1920 et encore plus aujourd'hui, il me semble que Guénon se soit lourdement trompé en opposant un Occident décadent et un Orient dépositaire de l'esprit traditionnel ou gardien des savoirs traditionnels des sociétés d'antan. Pour appuyer mon propos, il suffit simplement de regarder la décadence réelle des sociétés orientales ou musulmanes constatée depuis plusieurs décennies, si ce n'est même bien plus longtemps. Cependant, il est vrai qu'une société ne reconnaissant aucun principe surnaturel ou supérieur ne peut que conduire à l'abîme. Contre ce monde moderne en crise, il convient naturellement de se révolter ! Ce livre peut y contribuer à condition de pas céder aux sirènes du syncrétisme philosophique et religieux, tentation à laquelle Guénon succomba…







Franck ABED

Lien : http://franckabed.unblog.fr/..
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Dans ce petit livre, Guénon expose ses postulats avec le calme et l'assurance des gnostiques : le monde moderne est en crise ; la modernité est une longue décadence qui suit l'abandon de la Tradition ; l'Orient s'oppose à l'Occident, comme l'intuition au rationalisme et la contemplation à l'action.
Ce monde est en crise, sans aucun doute : après la mort de Guénon en 1951 sont survenus deux crises nucléaires, trois génocides et une succession de guerres régionales dont la dernière (?) est en cours. Mais quelle est la temporalité du monde moderne ? Selon Guénon, l'abandon de la Tradition remonte « exactement au sixième siècle avant l'ère chrétienne » — c'est-à-dire à l'apparition de l'écriture —, dans de nombreuses cultures et religions : l'antiquité grecque (qui prétend « substituer la philosophie à la sagesse »), le judaïsme exilique, la Chine, la Perse et l'Inde. Il ne conçoit pas la crise au sens usuel de phase aiguë au cours d'une évolution qui connaitrait des rémissions (ou une rédemption pour les chrétiens), mais comme une dégradation continue qui s'accélère avec l'expansion du Christianisme, la Renaissance et les Lumières, et s'emballe avec la science contemporaine.

Ce que répète Guénon — et dans tout le livre la répétition prime sur l'argumentation —, c'est que la crise fait suite à la perte de la Tradition. Mais qu'est-ce que cette Tradition au singulier majuscule, cette « vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et “non-humaine” » ? Elle est anhistorique et sans témoin, car antérieure aux traces écrites ou archéologiques, mais pourrait se découvrir, dégradée et voilée, dans de multiples religions historiques ou encore vivantes. Ces religions ont pour Guénon une polarité géographique avec une opposition entre Occident et Orient : à l'Ouest la religion gréco-romaine puis le Christianisme, au Proche-Orient le Judaïsme et l'Islam, au Moyen-Orient le Zoroastrisme, et au-delà l'Indouisme, le Bouddhisme, le Confucianisme et le Taoïsme. Pas de mention des migrations et échanges religieux ; d'une mythologie indo-européenne qui a pu couvrir d'ouest en est d'immenses territoires de l'Irlande à l'Inde ; rien sur l'Afrique, l'Amérique précolombienne ou l'Océanie. En se tenant au domaine eurasiatique, peut-on postuler une Tradition primordiale, une source commune, dont les effluents seraient des religions monothéistes, polythéistes, et des sagesses non religieuses ? Oui pour Guénon qui oppose la connaissance primordiale, ésotérique, et la religion chez les hommes, exotérique. C'est la tentation uniciste des linguistes qui rapprochent par rétropolation les langues, puis les protolangues, pour postuler une langue unique à l'échelle d'un continent (par exemple l'espace indo-européen). Mais ces linguistes en font explicitement une hypothèse et s'appuient sur de longues séries d'observations.

Il est vrai qu'en matière de croyance, la liberté est totale et que de façon toute cohérente, Guédon qui oppose le raisonnement et la « vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine » peut écarter ses contradicteurs : « Peut-être ceux-là ne voient-il pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu'ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leurs esprits ». Les implications de ses postulats sont radicales : « Nous pouvons dire que si tous les hommes comprenaient ce qu'est vraiment le monde moderne, celui-ci cesserait aussitôt d'exister, car son existence comme celle de l'ignorance et de tout ce qui est limitation est purement négative. Il n'est que la négation de la vérité traditionnelle et suprahumaine ». Il envisage la domination d'une élite accédant à cette connaissance : « Il suffit d'une élite peu nombreuse, mais assez fortement constituée pour donner une direction à la masse, qui obéirait à ses suggestions sans même avoir la moindre idée de son existence ni de ses moyens d'action ; la constitution effective de cette élite est-elle encore possible en Occident ? ». À ce sujet, il met en garde les chrétiens : « L'Église a tout intérêt, quant à son rôle futur, à devancer en quelque sorte un tel mouvement, plutôt que de le laisser s'accomplir sans elle et d'être contrainte de le suivre tardivement pour maintenir une influence qui menacerait de lui échapper ».

Ces convictions et ces dérives posent la question de l'inquiétude contemporaine et de notre besoin de réassurance. Selon Wikipédia, le livre de Guénon (1927) avait fait grand bruit dans l'entre-deux-guerres, à l'égal de « La tentation de l'Occident » (Malraux 1926), du « Malaise dans la civilisation » (Freud 1928), et de « Regards sur le monde actuel » (Valéry 1931). Dans Babelio, ces livres ont respectivement 389, 153, 431 et 162 lecteurs contemporains. Outre « La crise du monde moderne », j'ai lu le dernier livre de ce quatuor. Je cite la première phrase de Valéry : « Ce petit recueil se dédie de préférence aux personnes qui n'ont point de système et sont absentes des partis ; qui par là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l'est pas ».
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Ce qui frappe de prime abord, c'est que ce livre date de 1927 et dresse pourtant le tableau d'un monde qui ressemble à s'y méprendre à celui que nous connaissons en cette année 2021. René Guénon a su analyser de manière si visionnaire les mécanismes de son époque que l'autopsie qu'il fait en est terriblement actuelle : il n'avait pas un mais dix coups d'avance.

L'analyse de René Guénon est éblouissante d'intelligence, très précise et profondément originale, puisqu'il ose opposer au matérialisme et au rationalisme du monde occidentale une philosophie surnaturelle où la pensée suprarationnelle règne au dessus de toutes les autres.

Ce qui est promu par la pensée dominante comme étant le progrès, à savoir l'abandon de la pensée suprarationnelle au profit de la limitation aux sciences rationnelles, et l'abandon de la pensée par groupes ou par classes au profit de l'individualisme et du libéralisme (initialement dénommé humanisme) est dénoncé par Guénon comme une régression totale. L'on prétend se délivrer alors qu'on s'enchaîne, et nos nouvelles chaînes se nomme l'ignorance, l'anti-traditionalisme, le matérialisme.

Il démonte ainsi méthodiquement chacun des dogmes sociaux hérités de l'humanisme de la Renaissance (le matérialisme, l'humanisme, le cartésianisme, le relativisme, le scientisme, le sentimentalisme, la démocratie etc.) et illustre sa théorie en dénichant chaque immixtion du matérialisme dans la société : dans la science avec la limitation à la pensée rationnelle et soumise à l'industrie, dans le travail avec la Division du Travail, dans l'histoire avec le matérialisme historique, dans la société avec le nouvel ordre social uniquement fondé sur la richesse personnelle, etc.

Ce faisant, il s'attaque sans ambages aux modernistes mais aussi aux faux traditionalistes qui croient défendre une tradition et s'opposer aux envahisseurs orientaux alors que le seul envahissement qui existe est celui du monde oriental par le monde occidental, qui contamine la planète entière avec son matérialisme, son soft power, sa destruction brutale de toute ancestralité. Qui pourrait dire que ce diagnostic n'avait pas un siècle d'avance ?
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critiques presse (1)
LeDevoir
22 août 2022
Parue trois ans avant le Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud, cette percutante critique du monde occidental par René Guénon a fait grand bruit à l’époque, posant un regard sans concessions sur les ruines de l’Europe de l’après-guerre...
Lire la critique sur le site : LeDevoir
Citations et extraits (90) Voir plus Ajouter une citation
Les prétendus « bienfaits » de ce qu’on est convenu d’appeler le « progrès », et qu’on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l’on prenait soin de bien spécifier qu’il ne s’agit que d’un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu’ils se proposent ainsi, même s’il était atteint réellement, ne vaut pas qu’on y consacre tant d’efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu’il soit atteint. Tout d’abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n’ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu’il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l’agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ?

On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd’hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la majorité s’arroge le droit d’écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d’exister, puisque cette existence même va à l’encontre de la manie « égalitaire » de l’uniformité. Mais, si l’on considère l’ensemble de l’humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d’aspect : la majorité de tout à l’heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n’est-ce plus le même argument qu’on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c’est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu’ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette « supériorité » n’existe qu’au point de vue matériel, il est tout naturel qu’elle s’impose par les moyens les plus brutaux.

Qu’on ne s’y méprenne pas d’ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n’est qu’une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l’esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! (pp. 159-160)
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"C'est là justement ce qu'ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n'envisagent plus qu'une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu'on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n'apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l'action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s'aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.

C'est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l'époque moderne : besoin d'agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C'est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur ; c'est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l'analyse poussée à l'extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l'activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s'exercer ; et de là l'inaptitude à la synthèse, l'impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d'une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c'est pourquoi, disons-le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s'enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d'opposition s'accentuent et s'amplifient ; inversement, plus on s'élève vers la spiritualité pure, plus on s'approche de l'unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels. Ce qui est le plus étrange, c'est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l'absorption de toutes les facultés humaines par l'action extérieure, dont nous signalions tout à l'heure le caractère momentané. C'est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué : c'est, pourrait-on dire, comme une tendance à l'instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s'il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c'est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali-Yuga. "

Dans le chapitre III : Connaissance et action. ( pp48-49)
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 Cependant, plaçons-nous pour un instant au point de vue de ceux qui mettent leur idéal dans le «bien-être» matériel, et qui, à ce titre, se réjouissent de toutes les améliorations apportées à l’existence par le «progrès » moderne; sont-ils bien sûrs de n’être pas dupes? Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd’hui qu’autrefois, parce qu’ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d’autres choses de ce genre, parce qu’ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ! Il nous semble que c’est tout le contraire: le déséquilibre ne peut être la condition d’un véritable bonheur; d’ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent d’être malheureux; la civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et, comme nous le disions déjà plus haut, elle créera toujours plus de besoins qu’elle n’en pourra satisfaire, car, une fois qu’on s’est engagé dans cette voie, il est bien difficile de s’y arrêter, et il n’y a même aucune raison de s’arrêter à un point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d’être privés de choses qui n’existaient pas et auxquelles ils n’avaient jamais songé; maintenant, au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font défaut, puisqu’ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que, en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s’efforcent-ils, par tous les moyens, d’acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu’ils soient capables d’apprécier: il ne s’agit que de «gagner de l’argent», parce que c’est là ce qui permet d’obtenir ces choses, et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce qu’on se découvre sans cesse des besoins nouveaux; et cette passion devient l’unique but de toute la vie. 
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Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce n’est en réalité rien d’autre que le développement de l’industrie et du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes n’ont réussi qu’à s’en faire les esclaves, comme nous le disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, s’il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues sous le nom de « division du travail », ne s’est pas imposée seulement aux savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces derniers, tout travail intelligent est par là rendu impossible ; bien différents des artisans d’autrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans cesse, d’une façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin d’éviter la moindre perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont regardées comme représentant le plus haut degré du « progrès ». En effet, il s’agit uniquement de produire le plus possible ; on se soucie peu de la qualité, c’est la quantité seule qui importe ; nous revenons une fois de plus à la même constatation que nous avons déjà faite en d’autres domaines : la civilisation moderne est vraiment ce qu’on peut appeler une civilisation quantitative, ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’elle est une civilisation matérielle.

Si l’on veut se convaincre encore davantage de cette vérité, on n’a qu’à voir le rôle immense que jouent aujourd’hui, dans l’existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d’ordre économique : industrie, commerce, finances, il semble qu’il n’y ait que cela qui compte, ce qui s’accorde avec le fait déjà signalé que la seule distinction sociale qui ait subsisté est celle qui se fonde sur la richesse matérielle. (pp. 152-153)
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Naturellement, quand nous nous trouvons en présence d’une idée comme celle d’« égalité », ou comme celle de « progrès », ou comme les autres « dogmes laïques » que presque tous nos contemporains acceptent aveuglément, et dont la plupart ont commencé à se formuler nettement au cours du XVIIIe siècle, il ne nous est pas possible d’admettre que de telles idées aient pris naissance spontanément. Ce sont en somme de véritables « suggestions », au sens le plus strict de ce mot, qui ne pouvaient d’ailleurs produire leur effet que dans un milieu déjà préparé à les recevoir ; elles n’ont pas créé de toutes pièces l’état d’esprit qui caractérise l’époque moderne, mais elles ont largement contribué à l’entretenir et à le développer jusqu’à un point qu’il n’aurait sans doute pas atteint sans elles. Si ces suggestions venaient à s’évanouir, la mentalité générale serait bien près de changer d’orientation ; c’est pourquoi elles sont si soigneusement entretenues par tous ceux qui ont quelque intérêt à maintenir le désordre, sinon à l’aggraver encore, et aussi pourquoi, dans un temps où l’on prétend tout soumettre à la discussion, elles sont les seules choses qu’on ne se permet jamais de discuter. Il est d’ailleurs difficile de déterminer exactement le degré de sincérité de ceux qui se font les propagateurs de semblables idées, de savoir dans quelle mesure certains hommes en arrivent à se prendre à leurs propres mensonges et à se suggestionner eux-mêmes en suggestionnant les autres ; et même, dans une propagande de ce genre, ceux qui jouent un rôle de dupes sont souvent les meilleurs instruments, parce qu’ils y apportent une conviction que les autres auraient quelque peine à simuler, et qui est facilement contagieuse ; mais, derrière tout cela, et tout au moins à l’origine, il faut une action beaucoup plus consciente, une direction qui ne peut venir que d’hommes sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur les idées qu’ils lancent ainsi dans la circulation.
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Présentation du livre par Thomas Sibille de la Librairie al-Bayyinah "La Crise du Monde Moderne" de René Guénon aux Editions Héritage.
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