Citations sur Le puits de solitude (10)
L’âme souffre lorsqu’on a conscience de sa lâcheté et cela incite à chercher refuge dans la seule violence des mots.
Un bel esprit va souvent de pair avec l'inversion
p. 531
Mais Stephen, oubliant tout à fait Puddle, était assaillie par l'ancien soupçon qui l'avait hantée depuis l'enfance : elle s'imaginait que l'on se riait d'elle. Elle était si sensitive qu'une phrase à demi entendue, un mot, un coup d'œil la bouleversaient intimement. Il se pouvait que les gens ne songeassent nullement à elle et, encore moins, discutassent de son aspect, elle croyait toujours que chaque mot, chaque coup d'œil étaient une allusion à sa personne.
Et il sentait qu’il savait, qu’il ne savait que trop bien ce que la vie ferait de Mary Llewellyn, ce qu’elle en avait fait déjà, car n’avait-il pas vu l’amertume qu’il y avait en elle, le ressentiment qui ne pouvait mener qu’au désespoir, le défi qui ne pouvait mener qu’au désastre ? Elle opposait au monde entier sa faiblesse et, lentement mais sûrement, le monde se refermerait sur elle jusqu’à ce qu’il la broyât enfin.
Valérie présenta ses nouvelles invitées avec des allusions pleines de tact au talent de Stephen : « Voici Stephen Gordon, l’autoresse, et Miss Llewellyn. »
Oh, quelle femme dure et sans pitié devait être cette mère malgré sa douce beauté, cette femme qui, effrontément, était honteuse de son fruit. « Je préférerais vous voir morte à mes pieds... » trop tard, trop tard, votre amour m’a donné la vie. Je suis la créature que votre amour a faite ; par votre passion, vous avez créé la chose que je suis. Qui êtes-vous pour dénier mon droit à l’amour ? Sans vous je n’aurais jamais connu l’existence.
Le découragement commun à tous les écrivains était en elle ; elle détestait ce qu’elle écrivait. Le travail de la nuit précédente lui semblait insuffisant, sans valeur ; elle décida de le barrer au crayon bleu et de réécrire le chapitre du commencement à la fin. Elle se laissa aller à une espèce de panique ; son nouveau livre serait une faillite grotesque, elle le sentait, elle n’écrirait plus jamais de roman de la valeur du Sillon.
Stephen était devenue très grave et distante, trop réservée, trop assurée, pensaient ses voisins. Ils supposaient que le succès lui avait tourné la tête, car elle n’admettait pas que quiconque pût entrevoir la terrible timidité qui lui faisait un tourment de tout commerce social. La vie avait déjà enseigné une chose à Stephen : ne jamais permettre aux hommes de soupçonner qu’une créature les craint. La crainte d’un seul est un aiguillon pour la masse, car le primitif instinct du chasseur est difficile à détruire ; il vaut mieux faire face à un monde hostile que de tourner le dos un seul moment.
Elle ne pouvait davantage trouver de consolation en écrivant, car le chagrin, souvent, produit l’une de ces deux choses, soit qu’il élargisse les sources d’inspiration, soit qu’il les dessèche complètement et, dans le cas de Stephen, c’est la dernière qui était survenue. Elle soupirait après la réconfortante et libre émission des mots, mais les mots, à présent, la fuyaient.
Elle connaissait à présent la désolation des petites choses, le pouvoir de causer une peine infinie qui se trouve cachée dans les petits objets inanimés qui survivent : dans un livre, dans un vêtement usagé, dans une lettre à demi achevée, dans un fauteuil favori.