La vieille couverture ne pouvait plus me garantir du courant d'air et je me réveillais le matin parce que l'acerbe vent de frimas qui entrait chez moi m'avait enchifrené.
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Place du grand marché, je m'assis sur un des bancs près de l'église. Grand Dieu! Comme l'avenir commençait à me paraître sombre. Je ne pleurais pas, j'étais trop fatigué pour cela. Au comble de la torture, je restais là sans rien entreprendre, immobile et affamé.Ma poitrine surtout était en feu, j'y ressentais une cuisson tout particulièrement pénible. Mâcher des copeaux ne servirait plus à rien; mes mâchoires étaient lasses de ce travail stérile et je les laissai au repos.
L'automne est venu. Déjà il commence à plonger toutes choses en léthargie. Déjà les mouches et autres bestioles en ont ressenti les premières atteintes. Là-haut dans les arbres, en bas sur la terre, on entend le bruit de la vie qui s'obstine, grouillante, bruissante, inquiète, luttant pour ne pas périr. Dans le monde des insectes, toutes ces petites existences s'agitent une dernière fois. Des têtes jaunes sortent de la mousse, des pattes se lèvent, de longues antennes tâtonnent, puis tout-à-coup la bestiole s'affaisse, culbute et reste là le ventre à l'air.
Il n'y avait pas un nuage dans mon âme, pas une sensation de malaise, et aussi loin que pouvait aller ma pensée, je n'avais pas une envie, pas un désir insatisfait. J'étais étendu les yeux ouverts, dans un état singulier ; j'étais absent de moi-même, je me sentais délicieusement loin.
Toute mon âme subissait une transformation, comme si au fond de mon être un rideau s’était écarté, comme si un tissu s’était déchiré dans mon cerveau.
(Poche, p. 71)
C'était au temps où j'errais, la faim au ventre, dans Christiana, cette ville singulière que nul ne quitte avant qu'elle lui ait imprimé sa marque...
Je devais être inconcevablement maigre. Et les yeux étaient en train de rentrer dans la tête. De quoi avais-je l’air? C’était le diable aussi d’être forcé de se laisser défigurer vivant, uniquement par la faim!
(Poche, p. 71)
Ta Conscience, dis-tu ? Pas d’enfantillages ; tu es trop pauvre pour entretenir une conscience.
Le pauvre intelligent était un observateur bien plus fin que le riche intelligent. Le pauvre regarde autour de soi à chaque pas qu’il fait, épie soupçonneusement chaque parole qu’il entend dire aux gens qu’il rencontre ; chaque pas qu’il fait lui-même impose à ses pensées et à ses sentiments un devoir, une tâche. Il a l’oreille fine, il est impressionnable, il est un homme d’expérience , son âme porte des brûlures …
Je me sens absorbé par cette musique, dissous, devenu musique, je ruisselle et je me sens très distinctement ruisseler, planant très haut au-dessus des montagnes, dansant dans des zones lumineuses.