Le paradis blanc

Mes grands parents se préoccupent de choses très étranges. Comment la table est mise, à quelle heure on mange, si je fais bien mon lit, si mes nattes sont bien serrées.

Je suppose que ma mère avait raison à propos de l'amour. Aussi tordue soit-elle, elle comprend sa pérennité et son caractère dément. On ne peut pas se forcer à tomber amoureux, il me semble , de même qu'on ne peut se forcer à cesser d'aimer quelqu'un.

Elle saisissait parfois des conversations à voix basse au cours desquelles ils annonçaient vouloir tout plaquer et venir se couper du monde pour vivre des vies plus authentiques. "Un retour à la terre", disaient-ils, comme s'ils citaient un verset de la Bible. Comme la célèbre citation de John Muir : "Les montagnes m'appellent, je dois y aller." Les gens percevaient ce genre de voix en Alaska, ils faisaient de nouveaux rêves. La plupart n'y allaient jamais, et sur les quelques-uns qui le faisaient, la vaste majorité repartait avant la fin de leur premier hiver; mais Leni avait toujours su qu'ils seraient transformés, simplement par la grandeur de ce rêve et par la possibilité entrevue au loin.

L'Alaska était dure pour les gens, surtout quand ils devenaient vieux.

Bon sang, elle adorait cet endroit ! Elle adorait la férocité sauvage de l'Alaska, sa beauté majestueuse. Mais plus encore que la région, elle adorait les gens à qui celle-ci parlait. Elle n'avait pas saisi avant cet instant à quel point elle aimait l'Alaska.

La beauté et la majesté de ce lieu étaient époustouflantes. Il régnait ici une paix profonde et éternelle. ..Il n'y avait ni voix humaines ni rires, ni bruits de pas lourds ou de moteur. Ici, la nature dominait tout de sa voix, â travers la respiration de la mer sur les rochers, le clapotement des vagues sur les flotteurs de l'hydravion, les rugissement lointains des otaries réunies sur un rocher et encerclées par des mouettes qui jacassaient.

Les montagnes s'imposaient, envahissaient l'horizon. Des pics blancs déchiquetés et striés de crevasses noires et de glaciers turquoise.

Les couleurs étaient magnifiques, éclatantes. De l'autre côté de la baie bleue, les montagnes Kenai semblaient tirées d'un conte de fées, des lames de scie blanches s'élevant haut dans le ciel bleu. Par endroits, les glaciers accrochés à leurs flancs escarpés étaient du bleu pâle des œufs de merle américain.

De ce point de vue privilégié, l'histoire géographique de l'Alaska prit vie pour elle. Elle vit la violence de sa naissance : des volcans tels le Redoubt et l'Augustine en éruption; des pics montagneux jaillissant de la mer puis érodés par des glaciers bleus; des fjords sculptés par des rivières de glace mouvante. Elle aperçut Homer, blottie sur une bande de terre entre de hautes falaises de grès, des champs recouverts de neige et la pointe qui s'avançait dans la baie. Des glaciers avaient façonné tout ce paysage, l'avaient grignoté peu à peu, creusant de profondes baies et laissant des montagnes de chaque côté.

Tout le monde ici avait deux histoires : la vie avant et la vie maintenant. Si vous vouliez prier un dieu bizarre ou vivre dans un bus scolaire ou encore épouser une oie, personne en Alaska n'allait vous dire quoi que ce soit. Tout le monde s'en foutait si vous aviez une vieille voiture dans votre jardin, encore moins un frigo rouillé. On pouvait vivre toutes les vies imaginables ici.