La solitude peut être rude, mais elle peut être belle en même temps. Et à quel point elle est belle, vous ne pouvez pas le savoir tant que vous n'avez pas retrouvé la ville et la compagnie des gens. Pas les gens à temps partiel dont la vie croise la vôtre, mais ceux qui en jalonnent le cours. Ceux-là définissent votre vie plus précisément et, d'une certaine manière, vous leur êtes davantage redevable.
J'espère qu'à l'heure de ma mort, j'aurai ces mots sur les lèvres : rien qu'une minute encore.
J'entends le cri matinal des buses à tête rousse, le glatiment des aigles royaux qui cherchent les premiers courants ascendants et flottent dessus. Le soleil monte dans le ciel, l'air se réchauffe et le jour brille d'un bleu éclatant. Les faucons exultent d'être en vie et savent qu'ils peuvent voler et pas moi. Leur huissement n'est pas aussi strident que leurs cris au travail. Il est plus doux, moins perçant, plus joyeux. À cette heure du jour, les rapaces décollent de leur nuit solitaire et donnent ces quelques coups d'ailes vigoureux qui les propulsent en altitude, le seul effort parfois qu'ils fourniront pendant des heures. Un bref instant, ils jouent. En groupe de deux ou trois ou plus, ils planent en cercles toujours plus larges, gaiement. Puis ils se déploient et se détachent un à un pour s'élever et chasser en solitaire.
Ce jour-là, comme les aigles, j'exulte vraiment d'être en vie.
Je ne bois pas de café, sauf quand je veux avoir l'air d'un adulte. Je bois du thé. C'est pour ça que je ne suis pas devenu un cow-boy. Les cow-boys ne boivent pas de thé. Ils boivent du café. Ils chevauchent jusqu'au soir après avoir rassemblé les veaux sans mères, s'installent autour du feu et boivent du café. Quand ils sont seuls et croisent un étranger solitaire, l'étranger leur offre du café. Toute ma vie j'ai voulu être un cow-boy. C'est le goût du café qui m'a arrêté.
Aujourd'hui, la vie est un événement médiatique. Bien mis en valeur, bien balisés, les sentiers sont éculés et tous les endroits à voir, tout ce qu'il y a à faire, sont signalés. Tout le monde, sans exception, a son billet pour le spectacle.
Serions-nous devenus cela, de simples spectateurs au zoo ? Avec la vie, la vraie, mise en cage, hors de notre portée ?
Prendre des risques. N’est-ce pas le sel de la vie ? Parfois on gagne, parfois on perd. Sans le risque de la défaite, où est le triomphe ? Sans la mort qui rôde, que vaut la vie ?
Je regarde le Mississippi et j’y vois le symbole de l’Amérique, la colonne vertébrale d’une nation, un symbole de force, de liberté et de fierté, de mobilité, d’histoire et d’imagination. Le fleuve est aussi un symbole de notre époque, car il mène une bataille perdue contre le Corps des ingénieurs de l’armée américaine qui refuse de lui donner libre cours. Le Corps du génie combat le fleuve avec son intelligence brutale et sa technologie, afin de sauver les habitations qui sinon seraient submergées, le rendre navigable et le dépouiller de son pouvoir, de sa volonté et de sa dignité. Personne ne lui a demandé son avis. Le fleuve, qui aspire à la liberté, enrage de l’obtenir.
Hélas ! Le temps nous manque – au fleuve, à moi, à nous tous. Le monde se referme sur nous.
Informatisé, mécanisé, numéroté, formalisé et, pire encore, standardisé. Lois qui nous ficellent à l’intérieur et nous isolent de l’extérieur, qui nous réduisent et nous uniformisent. Chaines d’hôtels et de fast-food standardisent le voyage et la nourriture. Dallas ou Denver, Tacoma ou Tallahassee, du pareil au même. Voyager, c’est désormais retrouver un chez-soi loin de chez soi. Ni surprise, ni désastres à table, ni déconvenues, ni excitation. Juste un pouls réguliers et des regards vides.
De quoi écumer de rage, non ?
Sans doute est-ce cela que je cherche : à comprendre le fleuve et, grâce au miroir de l’amitié, à me comprendre moi-même, et grâce à cette unité particulière qu’il offre, à mieux voir les choses.
Se soumettre à une puissance supérieure, laisser le fleuve me conduire et m’emmener là où je dois aller, je veux obéir et accepter sa volonté comme la mienne. […] Me soumettre, c’est chevaucher le vent comme une feuille, me détendre et faire partie du fleuve, de la vie qui m’environne.
Des centres de loisirs, pour quoi faire ? Il suffit de laisser courir son imagination.