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Critique de Kirzy


Kirzy
04 février 2024
« Personne ne savait où se situait le village. On disait que même le temps avait renoncé à se mettre à sa recherche, par crainte que les sommets aigus ne le lacèrent. » Ce village secret dans les montagnes caucasiennes, c'est celui que Perdj et son petit neveu Harout ont fondé pour fuir les massacres dont sont victimes les Arméniens dans l'empire ottoman en 1896. Ce sont les seuls à connaître la route vers le monde extérieur, y ramenant lors de leurs escapades d'autres rescapés du génocide arménien de 1915 puis de l'oppression soviétique.

« On ne posait pas de questions à ceux qui arrivaient au village. Quand un monde s'écroule, on ne pose pas de questions. Ici, chacun est libre d'inventer sa propre histoire, de composer son passé et de l'illustrer comme il le voulait. le village était comme une tombe ; une fois entré, on n'en sortait plus. »

C'est mon premier roman arménien et je suis ravie de découvrir la littérature de ce pays avec Susanna Harutyunyan, écrivaine très réputée en son pays. Son univers est vraiment très singulier, à la fois inscrit dans une réalité historique très sombre pour le peuple arménien, et dans une ambiance, oscillant entre conte et mythe, empreinte de réalisme magique. A la fois hors du temps et très contextualisé, cela m'a fait penser au roman de Gouzel Iakhina, Les Enfants de la Volga.

Comme dans un conte, il va y avoir des épreuves, ici de l'ordre de la survie pour ces villageois qui pensaient s'échapper du monde, alors que le monde cherche à s'y infiltrer pour l'envahir. Comme dans un récit mythologique, les personnages fascinent par leurs comportements extrêmes entre violence primitive et sagesse ancestrale. Difficile d'oublier Harout, le chef brutal mais protecteur ; la belle Nakhchoun dont la grossesse issue d'un viol apporte le déséquilibre ; Sato la vieille guérisseuse sage-femme ou encore Varso l'inlassable conteuse.

Le récit n'est pas toujours facile à suivre, car non linéaire, construit en spirale pour éclairer sur le passé de certains villageois, avant de se projeter sur le futur afin de mieux se réancrer dans le présent. Les fils narratifs ne sont pas évidents à repérer mais une fois qu'on a réussi à en attraper un, on parvient à le suivre dans ses mouvements et à rattraper tous les autres.

Cela déstabilise forcément, d'autant que l'on sent le récit gorgé de folklore et d'histoire arméniens que le lecteur français ne maitrise pas, en tout cas pas moi. Malgré ces possibles freins, le charme a totalement opéré sur moi. le questionnement sur la violence et la mémoire traumatique est puissant. Est-il préférable de tout oublier  dans ce village sanctuaire comme le très vieux Perdj ?

« Et, en une seule nuit, tous les événements et tous les visages s'envolèrent comme des oiseaux migrateurs, en groupes géométriques. Ses pensées s'estompèrent, telles les rides s'effaçant du visage des morts. Même son sang perdit sa mémoire et Perdj devint un roseau creux. Il purgea son cerveau, de façon délibérée, semblait-il. Il enfouit son chagrin, l'enterra dans les tréfonds de son coeur et récura le tout, comme les eaux de la colère de Dieu nettoyèrent le monde. Il n'en resta rien. Aucun souvenir, aucun Noé. »

Peut-on seulement les oublier  dans ce village où les vieillards oublient de mourir pour transmettre la mémoire du génocide arménien ?
« Comme s'ils avaient oublié de mourir, comme s'ils le faisaient exprès pour que la terreur subsiste au village. La vie les abandonnait, la terreur, jamais. Comme un chien fidèle, elle s'accroupissait auprès d'eux, léchait leurs mains et se frottait contre leurs pieds. Même lorsqu'ils n'étaient plus, même si les portes de leurs maisons étaient closes, cela ne changeait rien, la terreur ne s'éloignait pas. Elle errait, passant d'une bouche à l'autre comme les secrets de magie ancienne, s'arrêtant seulement sur des lèvres sûres, pour ne pas être écrite, pour ne pas être gravée et pour ne pas tomber dans des mains malhonnêtes.»

Et puis, il y a toutes ces images marquantes, sublimes que l'écriture poétique et intensément évocatrice de l'autrice imprime vigoureusement dans les rétines.

« Le vent rampait le long de l'échine des montagnes. Dans l'obscurité incandescente de cette nuit d'automne, il frôla le ciel avec un cri étranglé, s'accrocha aux nuages déchiquetés puis dégringola dans la vallée. Là où il chutait, le vent charriait des bruits et de la poussière. Il s'enroulait et s'agitait sauvagement, se collait aux rochers et au sol, rongeait la pierre et les buissons, les égratignant de ses doigts sans ongles, attrapant sa propre queue et l'avalant tandis qu'il glissait. Comme un écorché vif, le vent se déchirait lui-même. »
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