Céline

Dans le "Monde selon Céline et Pete", l'endroit le plus intéressant d'une ville était la bibliothèque.

…durant l’été 1974, une touriste de Caroline du Nord était à Denali avec ses deux jeunes enfants. Ils se sont garés quand il ont vu un grizzly avec deux oursons au bord d’une prairie et, bien sûr, ils se sont approchés. En confrontation directe. Naturellement, l’ours n’a pas trouvé ça drôle et a fait semblant de charger à plusieurs reprises et c’est là que le véritable accident est arrivé. Ni une ni deux, la femme a sorti son tout nouveau spray au poivre censé repousser les ours et en a aspergé ses enfants. Elle croyait que ça marchait comme de l’anti - moustiques. Ils ont fini aux urgences.
Qu’est-ce qu’a fait la maman ours ?
« Elle a pris la fuite. Qui voudrait manger un humain aussi bête ? »

Par ordre de grandeur, les êtres humains restaient l’animal le plus féroce de la planète.

Elle était persuadée que les gens les plus charmants étaient souvent les plus tristes - si on grattait la surface-, ce qui ne les rendait pas moins intéressants.

Ils descendirent du véhicule, se dégourdirent les jambes, s’avancèrent vers les arcades en bois d’élan en ménageant leurs genoux raidis.
“Pete, attends une seconde. Laisse-moi reprendre mon souffle. C’est d’avoir passé tout ce temps assise. Est-ce que tu pourrais poster cette lettre pour moi, s’il te plaît ? C’est pour Hank. Il y a une boîte là-bas.” Quelle plaie, cet emphysème. Elle pensait avoir encore pas mal de marge avant de devoir sortir la bouteille d’oxygène, mais l’altitude pouvait compliquer les choses, surtout quand cela s’additionnait à de la fatigue, comme ici. Elle avait mal dormi après avoir vu le pick-up disparaître dans le brouillard. Elle n’avait pas rêvé, et elle était persuadée que la personne au volant, quelle que soit son identité, les avait suivis. On se demandait bien pourquoi.

“Allez, Pete. Tu as eu toute la journée pour mettre tes idées en ordre, je t’ai bien vu. Maintenant, raconte-moi le reste.”
Pete laissa ses yeux marron tomber lentement sur sa femme. Le plus merveilleux quand on est si proches et mariés depuis si longtemps, c’est que certaines réactions sont aussi prévisibles que le lever du soleil. Il pinça les lèvres, ce qui voulait seulement dire qu’il cachait une autre expression indéchiffrable, comme un début de rire, peut-être. Il savait qu’il allait devoir s’expliquer.
“Eh bien”, dit-il.
“Tu as besoin d’un café.”
Pete acquiesça. Elle réussit à attraper un serveur qui apporta deux tasses de café, un noir, l’autre avec du lait.
Céline acquiesça. “Je t’entends, Pete. Même dans ce vacarme. C’est quand tu veux.”

”Elle ne voulait clairement pas que j’aille à l’école en ayant l’air affamé et risquer que les services sociaux s’en mêlent. Je vous rappelle qu’elle était infirmière, elle avait une réputation professionnelle à tenir, j’imagine qu’elle avait sa fierté. Un monstre ne se voit jamais comme un monstre. Regardez ce pauvre Grendel.”
“C’est vrai. Pauvre Grendel.”
“J’avais un escabeau, comme ceux qu’utilisent les enfants pour pouvoir se brosser les dents, et j’installais le mien devant la cuisinière pour touiller les nouilles et mes briques de soupe. J’ai appris à me faire cuire des œufs. Pour mon neuvième anniversaire, Danette m’a offert une poêle spéciale omelette.”

Elle possédait également ce que Mimi appelait une Passion pour les Perdants. Céline prenait toujours le parti des faibles, des dépossédés, des enfants, de ceux qui n’avaient aucune ressource ni aucun pouvoir : les vagabonds et les sans-abri, les malchanceux et les toxicos, les abandonnés, ceux rongés par le remords, les brisés. Impossible de compter le nombre de chiens décharnés et tremblants que son fils avait fini par aimer, ni les familles chaotiques qui avaient séjourné chez eux plusieurs jours. Elle n’était donc pas une détective privée comme les autres. La plupart des gens se les imaginent comme des espèces de tueurs à gages – blasés, mercenaires, durs à cuire. Céline était une dure à cuire. Mais elle ne travaillait pas pour les nantis, elle n’espionnait pas les époux volages, ne surveillait pas de garçonnière et ne retrouvait pas les bijoux de famille.

Un monstre ne se voit jamais comme un monstre.

Je croyais que c’était comme ça, la vie, quand on a sept ou huit ans. Il arrivait que votre maman ne revienne plus à la maison, jamais. Il arrivait que votre papa oublie des trucs, que vous ayez faim.