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Critique de Sea


Ce récit entrelace réalisme, onirisme, poésie et cruauté. Les doses s'écoulent doucement, savamment et par saccade. Je le comprends comme une hybridation. Ou l'union d'un témoignage tendu avec des manoeuvres vegans militantes. Cependant les frontières avec la fiction sont parfois dépassées.

S'y ajoute ce que je ressens en le lisant :

Pendant ma semaine de vacance j'ai de la chance, je suis dans la manufacture qui débite, dépèce, pare et taille la viande fraîche grâce à la littérature et à ce que raconte François.
Je rends mes pensées à mes amis lecteurs. Cette semaine je ne produis pas pour les humanoïdes carnivores. Je n'occupe pas mon poste, je ne sépare pas l'appareil digestif des vachettes. Je lis l'histoire d'un autre homme, Errol Henrot ou François dans ce récit.

Errol Henrot a réellement travaillé en abattoir ? Peut-être, ce qui est sûr : il a écrit ce texte. Ce questionnement me fascine : Comment fait-il pour décrire cette réalité sans n'avoir peut-être jamais mis les pieds dans cet abattoir ?
Moi j'y travaille, oui, à la première transformation, ce n'est pas un rêve, je voudrais presque les protéger, Errol et François, de ma réalité barbare. Là où nous ne sommes plus les mêmes qu'en ville, là où devenons autre chose que nous même, là où nous ne percevons plus nos mains de la même façon qu'au moment où elles étreignent nos enfants. Là où nous envoyons le couteau dans la chaire ronde et chaude. Oui, une bienveillance remplit nos coeurs, croyez-le. Et mon sang bout de plus en plus fort dans mes veines quand je parviens à travailler correctement.
François travaille un peu plus haut que moi sur la chaîne d'abattage. Il occupe une position dont je n'ai pas envie. Il est plus près de la mise à mort. Chez nous, disons à l'usine, la place n'est pas tentante non plus. Mais comment voulez-vous faire pour fournir Mc Donalds ? Sans tuer des boeufs ? Sans trancher à un moment voulu la veine vitale de la bête ?

Des pensées résonnent :
Je comprends François, le héros de l'histoire, par moment c'est vrai que notre travail est abrutissant. Les moments d'euphorie compensent, nous aimons le travail bien fait, nous nous félicitons avec nos yeux au-dessus de nos masques.
Entre son histoire et la mienne un mélange s'opère et une confusion mêlée d'envie parvient dans mon corps et mon âme. Pardon pour l'indissociation je ne peux vous parler de François sans y inclure mon expérience.
Je veux aller séparer la panse de la vache du reste de l'appareil, je sais que cela ne plait pas aux autres. C'est un travail classé pénible, cela me donne-t-il une place si rare ?
L'envie est là parce qu'elle répond à une demande de dépense d'énergie de tout mon être. L'adrénaline doit s'évacuer. Vous allez trouver cela curieux mais je vais travailler comme je vais à la salle de sport. Nos métiers manuels sont d'un autre âge, je peux tout à fait admettre que cela n'attire pas les jeunes d'aujourd'hui. Je pense que cela ne plaira pas à mes deux filles chéries.
Vous pratiquez une activité physique, votre corps sécrète des hormones telles que : l'endorphine, la dopamine, l'adrénaline et la noradrénaline. L'endorphine, aussi appelée hormone du plaisir, procure cette douce sensation que l'on ressent durant et après notre séance de sport. Je ressens ce genre de chose à la fin de mes sept ou huit heures quotidiennes. J'ai quitté un autre travail moins intense pour retrouver cette exaltation. Les jours se suivent mon corps réclame. Suis-je accroc ? Je ne sais pas. Mes muscles tiendront-ils ? Je vous le demande, vous jugerez peut-être mon comportement, égocentrique, à la limite irresponsable, et pourtant …plaisir...

Je ne sais pas pour vous, mais il y a longtemps, j'étais adolescent, j'étais un gamin. Une promesse perso, je me souviens. Je me suis dit : dans ta vie, homme, prend ton pied le plus possible et multiplie les expériences de toutes sortes. L'abattoir en est une. Je reste un gamin mal élevé, na !

J'écris au sujet de l'univers abattoir à travers un des personnages de mon roman en cours d'écriture. Ce document d'Errol Henrot devient source d'inspiration. Mon personnage s'appelle Adryan. Il est roumain vous savez seulement cela na ! Voilà j'arrête là avec ce puissant parallèle entre l'histoire de François et la mienne. Mais la dissociation est rude je vous le jure.

Il n'y a pas de fatalité. J'ai su évoluer à travers les différents postes que j'ai occupés, j'ai su m'adapter. Je pense que l'avenir me réserve une tournure surprenante. Et c'est à moi de m'en donner les moyens. Je pense que c'est pour le bien de l'abattoir et de son environnement économique. En somme je m'offre au dispositif.

Paradoxe vécu :
Oui l'atmosphère où nous évoluons, où nous nous débâtons pour vous nourrir est très proche de la vie, les bêtes sont vivantes là-bas dans leur enclos. Pourtant l'addition de tous nos gestes et leur répétition infinie nous éloigne de notre état d'homme sensible originel. Nous devenons une inhumaine machine qui tue. Nous sommes banni, nous nous cachons, loin du reste de la campagne. Cette activité nous éloigne parfois de notre propre amour propre. L'état second nous sauve. En salle de pause nous scrutons dans nos regards notre part d'humanité stagnante. La fatigue gagne … Oui des coups de nerfs surgissent du mécanisme. Sagesse, sagesse, réapparait, et la colère s'enfuit.

Mélange :
Par moment cette transe me fait réellement sortir de moi-même, je finis ma tâche sans mémoire de moi, il me faut un moment pour retrouver conscience. La chaleur mélangée à ma concentration, cette panse pleine d'herbe d'eau et de stuc digestif, elle arrive elle descend la pente, je la perce et ainsi de suite. Ce plaisir est pris à déquiller des pieds de boeufs, ou à accrocher des foies de dix kilos.
Moi qui ne vient pas de ce monde-là, je veux en dire en aval, le monde de l'élevage et des bêtes, je ne connais que l'industrie, oui j'allais dans mon enfance chercher le lait à la ferme mais c'était avant. Il n'y a que cette anecdote qui me lie au monde fermier. J'éprouve un profond respect pour ces personnes qui ne connaissent pas le repos dominical et les cinq semaines loin de leur quotidien. le scandale est là, ce monde-là survit très difficilement.

Loin dans la campagne :
L'épisode de la truie qui met bas est lyrique il m'apparaît comme un hommage au monde paysan. François dénonce la torture du vivant et la stupidité de comportements ouvriers inadmissibles. Oui notre modernité ne peut la tolérer. le business et l'exigence de rentabilité ne doit pas soumettre à ce point le monde vivant. Sinon un excès d'horreur surgira encore et encore et les démissions se multiplieront.

J'ai de la peine pour François parce qu'il n'apprécie pas l'endroit où il travail. Il ne l'a pas choisi. L'excès morbide à envahit son âme. Dans ce cas l'issue s'approche de l'évasion. Je lis son récit en attendant sa fin avec impatience. J'attends que ce noeud à l'intérieur de son être explose. Je le sais, c'est pour son bien. Une fin pleine de rebondissements me parvient et la nature récupère ses droits.

Tout va bien, la fiction a pris le dessus, je ne sais plus l'heure, suis-je hors du temps comme lorsque je travaille ? Oui hier, je m'extrais de ses lignes comme sorti d'un songe. Errol Henrot réussit sa mission littéraire.

J'exagère à peine je vous le jure, ma passion est là entre mes mains avec ses mots. Et demain le couteau remplacera ce livre à l'intérieur de mes paumes.

Enfin, le cycle compétitif s'accomplit pour le bien de tous. Chaque disparition bovine contribue à la croissance des cerveaux de nos chérubins.

Je suis viscéralement attaché à deux choses que nous appelons : plaisir et liberté. Si vous ne souhaitez plus participer à ce massacre quotidien, je laisse votre ingéniosité trouver tous les substituts à l'apport protéinique nécessaire à votre fonctionnement.
Vegan soit-il.

Oui boucher n'est pas un métier qui attire et vu que nos sociétés sont une agglomération de croyances humaines et d'injonctions autant économiques que culturels et politiques, nous verrons si dans vingt-cinq ans la consommation carnée disparaît pour de bon.

Je me dirige vers une contrée plus tendre en compagnie d'Anne Wiazemski et de Jean-Luc Godard, je délaisse pour un temps le bain de sang. J'y reviendrais avec comme une bête de Joy Sorman.

Bravo et merci Errol Henrot.

L'immensité du questionnement contentera toute la générosité avec laquelle je recevrais vos réactions et propositions concernant ce stupéfiant univers abattoirs qui demeure dans mon coeur.

Ainsi le débat et le plaisir qu'il me procure sont ouverts.


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