Un nouveau cycle de rencontres explore les questions écologiques portées par la littérature, dans le prolongement du Prix du roman d'écologie décerné depuis 2018. L'inspiration écologique est-elle une manière de renouer avec une littérature engagée ? Cette rencontre s'intéresse à l'engagement en littérature.Dialogue entre Camille Brunel, auteur de La Guérilla des animaux (Alma Éditeur, 2018) et Errol Henrot, auteur des Liens du sang (Le Dilettante, 2017)Animé par Dalibor Frioux, écrivain
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Des fermes à l'abattoir, le principe de domination, la démonstration de pouvoir, la maltraitance semblent irréductibles, songea-t-il.
Fallait-il associé le mot business au mot agriculture.
Il saisit un brugnon, le frotta légèrement et le plaça entre ses lèvres.
Sa chair tendre fondait sur la langue, elle était acide et sucrée.
Le jus s'écoulait de sa bouche, sans qu'il en ressentit de la honte.

Là-bas, le visiteur perdait ses repères. Le sentiment d'éternité se réduisait; un autre paysage se détachait, intact, et né de la même terre, la reproduisait sous cloche avant d'en prendre le contrôle. Les cris, les odeurs, les couleurs froides et contraintes, tout, dans ce tourbillon blême, avait pour dessein l'étouffement, la répression du mouvement. Le monde n'y était fait que de pierres, de ciment, d'acier. De sang. Les murs gris avaient une teinte rosée et par endroits, des failles dans le béton semblaient une glaçure antique, déposée là par les fluides, les gaz, les remugles de toutes les âmes qui avaient marché sous cette carcasse habitée. Ici, l'homme travaillait au service de la peur. D'une peur qu'il connaissait bien mais à laquelle il assistait, entre ces murs, comme un observateur à l'abri de toute menace. Il pouvait y laisser ses pulsions s'ébattre sans craindre de les voir diminuées, pacifiées par la loi. La loi était différente, ici. Les corps des ouvriers accomplissaient les gestes de l'abattage, au quotidien, loin des consommateurs, qui eux-mêmes les ignoraient volontairement. Au loin, la ville s'agitait, mais elle négligeait une chose, une chose dont elle vivait pourtant, et à laquelle elle confiait son pouvoir, comme s'il s'agissait d'une place illégitime, mais inévitable.
La lame de celui-ci était tellement émoussée qu'il ne s'enfonçait plus dans la peau du cou, et que je devais forcer, enfoncer, arracher les chairs en plusieurs fois pour sectionner l'artère et que les cris de l'animal qui sentait la lame raclait sa peau, déchirer le scalène, déraper et enfoncer la pointe sous la mâchoire, me terrassaient.

La closerie autour des terres anciennes près de l'abbaye royale invitait encore à la rêverie, malgré la présence écrasante du monastère voisin. Les champs d'astrances et de coquelicots ployaient sous la brise fraîche, tout au bord du fleuve. Le blanc, le vert et le rouge des plantes scintillaient dans l'eau grise. Sur la rive opposée, les cirses d'Angleterre faisaient briller leurs fleurs violettes, pointées vers le ciel comme la flèche d'une église. Dans le domaine de la closerie, des auges en granit, longues, s'étiraient vers les fusains dorés du Japon, si bien que le regard du visiteur, butant contre une frondaison impénétrable, jouait un temps avec les rayons du soleil à travers les feuilles, comme s'il voulait s'aveugler. Oublier la forme de toutes les choses, et la conscience d'une quelconque limite. Les ombres se nourrissaient de lumière. Les vaches ferrandaises plongeaient leur corps lourd et majestueux dans la touffeur d'une après-midi étirée, fondante, au milieu des odeurs de bois chaud et de paille séchée. La nature jouissait d'elle-même. Mais à l'autre bout de la ville, l'abattoir n'accordait aucune place à la rêverie.
Que se passerait-il s'il paniquait ? Si, au moment de l'abattage, sa main ne pouvait obéir aux règles de l'abattoir, et se retenait de tuer ?
Il allait le savoir bientôt. Le premier animal, pendu par les pieds au treuil, glissait vers lui. Il n'avait qu'à tendre la lame de son couteau vers le cou de l'animal, et l'égorger.
La seule punition ne peut venir que de la nature elle-même.
Bactérie, virus, mutations, accidents génétiques, multiples réactions aux usages que les hommes font de l'animal.
Oui les usages. L'animal n'est perçu qu'en fonction d'un rendement, d'une potentialité.
Il savait que l'animal serait étourdi, après avoir reçu à la tête le coup de pistolet à cheville percutante ou à tige d'acier. Mais dans les stages qu'il avait effectués, il avait compris que cette méthode fonctionnait une fois sur dix, et que neuf fois sur dix, l'animal pendu au treuil se débattait et hurlait, de douleur mais aussi avec la volonté d'échapper à ce cauchemar. (p. 73)
C'était harassant, mais noble, de prendre part à la pérennité du vivant, pensait-il. Il se préparait à laver la vulve et à y introduire la main afin d'aider à faire sortir les petits, quand il vit s'écouler un peu de liquide amniotique. L'utérus se distendit. Robert s'effaça . Le premier porcelet apparut, petit et bien rond, tout barbouillé mais vierge, un nouveau venu.
La haine ressentie s'exerce sur toutes les formes de vie, ou alors sur aucune.Je ne peux pas respecter, et aimer profondément la vie humaine, songea-t-il, et sous la même impulsion haïr viscéralement la vie animale. Ce serait une contradiction absurde. (p. 96)