Citations sur Le dernier Vénitien (13)
Comment être soi, quand on est en premier le fils du grand Tiepolo? Commencer par ne plus être, à chaque pas, assimilé, identifié à lui. M'éloigner. Afficher mon style, si différent du sien. En finir avec le fidèle appendice, l'habile surgeon.
Cette atmosphère de fêtes et de plaisirs, avec ses parades, ses langueurs et ses désillusions, telle serait la toile de fond de mes scènes de genre. Moments pittoresques de l’existence en société, impromptus de villégiatures, spectacles de rue, dans un mélange de maintien aristocratique et de liesse populaire à la fois : ma vraie raison de peindre serait cette douceur de vivre, cette commedia dell’arte en vrai. Avant qu’elle ne s’enfuie et disparaisse dans les tourments de l’histoire.
La Foresteria
extrait 1
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Revenons à ces dames. Assuré de ma personne, je jugeais que je pourrais plaire, et ma jeunesse plaidait pour moi. Avec la comtesse A.S., experte en œillades et en galanterie - ce que les Français nomment marivaudage, d'après ce monsieur de Marivaux dont j'avais lu avec délectation Le Jeu de l'amour et du hasard , la partie, pour peu que la coquette s'y prêtât, se jouerait à fleuret moucheté. En revanche, vis-à-vis de sa suave enfant, je devrais composer avec l'innocence de son âge, user du registre des sentiments, inspirer de l'amour en lui faisant des contes, sans jamais alarmer sa pudeur.
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C'était Carnaval
extrait 3
Le défilé commençait. Depuis le quartier de San Zeno, saint patron de la ville, jusqu'à la Seigneurie, précédés d'un gonfalonier et d'un sergent, quarante-huit angelots à cheval vêtus de toile candide piquetée de rubans rouges en soie, béret de même couleur en tête, ouvraient la marche. Suivait un char de l'Abondance orné de couronnes de lauriers et escorté de cent jeunes gens en chemises à manches courtes. À leur tour, trente-six hommes, suivis à nouveau de quarante-huit jeunes gens, brandissaient des fourchettes pour les futurs gnocchis ainsi que des oriflammes, et déclamaient, cornemuses en bouche, des vers composés pour l'occasion. La troupe endiablée arrivait au palais du Podestat. Le Pape des Gnocchis monté sur un âne, escortant en triomphe le char de l'Abondance, invitait le Podestat à descendre sur la place déguster un plat de gnocchis agrémenté d'un verre de vin. Chose faite, le maître des cérémonies déclamait d'une voix pulchinellesque ses compliments macaroniques aux nobilités de la ville :
« Pardonnez, Excellence, mon audace,
Je suis hélas sans pain,
Et me suis tant battu pour parvenir jusqu'à vous.
Parlez, Excellence.
Mais tais-toi, mon âne, tais-toi donc !
Ma tâche est de prier Votre Excellence
De venir avec nous à San Zeno.
Parce qu'il est un homme bon,
Il viendra en ce jour de cocagne pour Vérone. »
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C'était Carnaval
extrait 4
Le cortège des autorités s'ébranlait en carrosse derrière le char de l'Abondance, d'où l'on lançait à la foule, durant trois tours de la place, des pains à foison, « pour consoler l'estomac du peuple ». Puis l'on gagnait San Zeno, le chef des angelots à cheval et les cent jeunes gens en chemises à manches courtes précédant les autorités. Parvenu à bon port au milieu de la cohue populaire d'où fusaient les lazzis, tout ce beau monde montait sur une estrade où des Polichinelles offraient avec un cérémonial outré un gnocchi à chacun, puis passaient à la distribution générale. D'une grande bouche en plâtre sortaient les pains, d'une fontaine le vin. Il y avait des statues, des arcs de triomphe. autour de l'effigie de Tommaso da Vico étaient disposées de vastes tables où les pauvres de San Zeno engloutiraient d'énormes quantités de macaronis et des plâtrées de gnocchis. Les angelots à cheval raccompagnaient les autorités, et, délivrée des puissants, la fête durerait jusqu'à l'aube, ponctuée des frasques des Polichinelles.
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Le monde nouveau ! Ainsi s’appelaient ces spectacles d’illusion que les baraques de foire, place Saint-Marc, dispensaient aux badauds à Carnaval. Une lanterne magique dévoilait un monde à venir, plein de pays rêvés, d’empereurs et de rois se livrant forces batailles. Ses gestes et mouvements, savamment décomposés se reflétant sur des miroirs optiques, chaque protagoniste semblait véritablement animé de vie, au grand ébahissement des spectateurs. Je représenterai ceux-ci tous agglutinés de dos face à la mer immobile, toutes conditions mêlées, l’œil vissé aux fentes de la tente où se succèdent les saynètes magiques.
C'était Carnaval
extrait 5
Dans la Sérénissime, Arlequin, personnage vénitien s'il en est, incarnait l'esprit du Carnaval. Menant les sarabandes, régalant depuis les baraques de foire la foule des badauds de farces et de saynètes édifiantes, à l'occasion gaillardes, trompant son maître Pantalon, amoureux de sa fille Colombine, il était une joyeuse figure de comédie. Il y avait bien eu, dans mon enfance, ces deux Polichinelles à Carnaval, sur la place Saint-Marc, et ce moine illuminé criant que le Christ était le vrai Polichinelle. Ce n'était rien, comparé à ici.
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La vérité est que, aussi fidèle lui serait-on, on ne peut, en peinture et en art, être un autre. Encore moins quand cet autre est son père. Et ce n’est pas faute d’avoir reçu son savoir-faire, ou de m’en être montré indigne. Il est si malaisé, à l’ombre d’un génie, de devenir soi-même.
Mon destin aura été scellé à 13 ans une fois pour toutes : fils du grand Tiepolo. Il me tient encore dans ses rets à la veille de quitter Zianigo et le monde des humains. Je demeurerai de part en part le fils de Tiepolo jusqu’à la fin, en art comme dans mon existence.
C'était Carnaval
extrait 7
Mon père, le premier, était si friand du spectacle des Polichinelles frondeurs qu'il brossera deux toiles, La Cuisine de Polichinelle, où l'on voit s'affairer autour d'une marmite dans un beau désordre de pots renversés et d'ustensiles à même le sol, puis un Polichinelle coupable, illustrant le dicton : « Chi mangia gnocchi, caca gnocchi », où l'un d'eux défèque sans façon devant ses comparses qui le regardent s'exécuter avec des mines de circonstance. Comme je l'ai évoqué dans la scène de la place Saint-Marc, mon père fera sur ce thème des Polichinelles une vingtaine de dessins de sa meilleure veine, que l'ami Algarotti vantera avec ses superlatifs habituels après avoir acquis les deux toiles en question.
Quant à moi, l'image des Polichinelles ne me quitterait plus. Et l'on sait quel usage parodique je ferai d'eux, les mariant aux Vénitiens à la chute de Venise dans ce ballet final que sont mes 104 Divertissements pour les jeunes gens conclus à la veille d'entamer cet écrit.