- Tu étais au ghetto ?
- Oui. A Moguilev-Podolski, le grand ghetto des Juifs de Roumanie.
- Ma famille était au ghetto de Varsovie, dit-elle. Ils sont tous morts.
- Je suis désolé.
- Des milliers de gens vont écrire leur histoire, dit mon professeur, et il n'y aura pas grand-chose de valable dans tout cela.
- Je ne veux pas écrire de témoignage, mais un roman.
- On ne peut pas écrire de roman sur le ghetto, a-t-elle dit.
- Si. On peut, ai-je dit.
Gertrud avait les yeux bleu clair, des nattes blondes, des bras et des jambes fluets. Elle était née papillon et ne s'était métamorphosée en petite fille que pour m'emprunter des crayons de couleur et de la pâte à modeler brunâtre, et peut-être aussi pour me barbouiller les bras et les mains, parfois aussi la figure, et naturellement... pour me faire tourner la tête.
- Tu as eu du succès, dit mon frère en partant. Auprès des filles aussi. Il y en avait quelques-unes qui seraient bien allées au cinéma avec toi.
- Je n'en ai vu qu'une seule.
- Elle s'appelle Béa, dit mon frère. J'ai tenté ma chance avec elle, mais elle est claquemurée dans sa virginité.
- Tu veux dire qu'il n'y a pas d'ouverture ?
- Pas comme ça. De toute façon, ce n'est pas facile avec les Juives. Elles veulent toutes se marier, donc avant tout rester vierges.
- Alors ça ne sert à rien que je l'emmène au cinéma ?
- Essaie quand même. Elle est très jolie, tu y trouveras ton compte.
Moguilev-Podolski... un gigantesque champ de ruines, image de la dévastation. nous avons pris peur en arrivant sur l'autre rive du Dniestr. C'était donc ici, au milieu de ruines, que nous allions vivre. le premier jour, nous avons campé en rase campagne, le lendemain, on nous a entassé dans le cinéma russe. L'immense salle était pleine à craquer mais nous avons fini par trouver une place parmi les déportés [...] Le jour suivant, nous sommes partis pour le ghetto, secteur isolé réservé aux Juifs. au début, on pouvait passer d'une partie de la ville à l'autre, ensuite on nous a interdit de sortir du ghetto sous peine de mort."