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Critique de Creisifiction


Il semblerait que les derniers mots de Goethe aient été : «Mehr Licht! Mehr Licht!» («Plus de lumière! Plus de lumière!»). Ceux -toujours selon la légende- de Victor Hugo : «C'est ici le combat du jour et de la nuit… Je vois de la lumière noire!»
Vraie ou pas, cette proclamation in articulo mortis siérait en tout cas merveilleusement au génie fougueux, inexpugnable jusqu'au bout, d'un des écrivains et intellectuels les plus éloquents de la littérature française, toutes époques confondues, l'un des plus populaires et admirés aussi, pour ses combats, ses idées progressistes et ses prises de position politiques courageuses.
«La nuit est-elle sereine ? C'est un fond d'ombre (...) Présences constatées dans l'Ignoré ; défis effrayants d'aller toucher à ces clartés. Ce sont des jalons de création dans l'absolu ; ce sont des marques de distance là où il n'y a plus de distance ; c'est on ne sait quel numérotage impossible, et réel pourtant, de l'étiage des profondeurs. Un point microscopique qui brille, puis un autre, puis un autre, puis un autre ; c'est l'imperceptible, c'est l'énorme. Cette lumière est un foyer, ce foyer est une étoile, cette étoile est un soleil, ce soleil est un univers, cet univers n'est rien. Tout nombre est zéro devant l'infini.»
Victor Immortel, inscrit définitivement dans le patrimoine bibliogénétique de milliards de lecteurs par le monde, tant et si bien que bon nombre d'entre eux (moi y compris !) ont fini par oublier de le lire pour de vrai..! Quasimodo et Esmeralda, Valjean et Cosette : personnages intemporels, tellement proches, n'est-ce pas, si incarnés, si naturellement familiers..

Le roman clôturerait, selon les mots de son auteur, un cycle romanesque dédié «aux trois luttes de l'homme» contre le Chaos et la Fatalité (l'«Ananké» des Grecs) : contre les dogmes auxquels son besoin de croire le conduit («Notre Dame de Paris») ; contre les lois auxquelles son besoin de vivre en société l'assujettit («Les Misérables») ; contre les choses enfin, qui l'entourent et auxquelles il doit se mesurer pour vivre -«de là la charrue et le navire»- («Les Travailleurs de la Mer»).
Victor Hercule : force de la nature associée à la grâce inspiratrice, béni par les Muses. Maciste contre les ténèbres. Actif invétéré s'adonnant en même temps, volontiers, aux rêveries, à l'idéal romantique et aux contemplations des mystères.
Le pêcheur Gilliat, engagé par amour dans un sauvetage impossible en mer, est son double parfait : «Gilliat était l'homme du songe. de là ses audaces».
Tout aussi monumental est ici Victor Encyclopédique, non seulement par l'étendue de son érudition en général, mais surtout en ce qui concerne plus particulièrement les connaissances techniques et un vocabulaire précis et fourni en matière de phénomènes maritimes, marées et vents du globe, cartographie et histoire de la navigation, outillages divers et machines à vapeur... Déployant à l'occasion un tel foisonnement lexical que la barque du lecteur, surchargée et chavirant, risque par moment dangereusement le naufrage:
«Gilliat avait dans ce hangar de granit tout l'informe bric-à-brac de la tempête mis en ordre. Il y avait le coin de écouets et le coin de écoutes, les boulines n'étaient point mêlées avec les drisses, les bigots étaient rangés selon les quantités de trous ; les emboudinures, soigneusement détachées des organeaux des ancres brisées étaient roulées en écheveaux ; les moques qui n'ont point de rouet étaient séparées des moufles ; les cabillots, les margouillets, les pataras, les gabarons, les joutereaux, les calebas, les galoches, les pantoires, les oreilles d'âne, les racages, les boutehors...occupaient des compartiments différents (...) ... » (!!)
Puis il y a Victor Fleur-Bleue aussi, dont on pardonnera au passage le romantisme immodéré de sa jeunesse, en définitive inchangé, et auquel, malgré la maturité littéraire, les épreuves douloureuses de la vie et le fonds de roulement de maîtresses régulièrement abondé au long des années, l'écrivain ne semble toujours pas prêt à renoncer :
«- Vous êtes belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. Ce jardin a été cultivé par vous, et dans ses parfums il y a quelque chose de votre haleine. Mademoiselle, les rencontres des âmes ne dépendent pas d'elles. Ce n'est pas de notre faute. (...) On ne peut s'empêcher. Il y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus de nous. le premier des temples, c'est le coeur. Avoir votre âme dans ma maison, c'est à ce paradis terrestre que j'aspire, y consentez-vous ?»
Mais surtout, épique et lyrique comme jamais peut-être dans ses autres grands romans, osant sans retenue l'emphase et toutes sortes d'excès verbaux - parfois jusqu'au paroxysme, Victor est impressionnant en Hiérophante, invitant, à force d'adjectifs, d'exclamations tonitruantes, d'antithèses extravagantes, d'énumérations interminables, à une initiation éleusinienne, mimant sur de longs paragraphes le rythme entêtant des rites propitiatoires aux transes, destinés à pouvoir effleurer l'apesanteur du supranaturel :
«Il y a de vastes évolutions d'astres, la famille stellaire, la famille planétaire, le pollen zodiacal, le Quid divinum des courants, des effluves, des polarisations et des attractions ; il y a l'embrassement et l'antagonisme, un magnifique flux et reflux d'antithèse universelle, l'impondérable en liberté au milieu des centres (...) l'atome errant, le germe épars, des courbes de fécondation, des distances qui ressemblent à des rêves, des circulations vertigineuses, des enfoncements de mondes dans l'incalculable, (...) des souffles de sphères en fuite, des roues qu'on sent tourner ; le savant conjecture, l'ignorant consent et tremble ; cela est et se dérobe (...) Partout l'incompréhensible, nulle part l'inintelligible.(...) Immanence formidable. L'inexprimable entente des forces se manifeste par le maintien de toute cette obscurité en équilibre. L'univers pend ; rien ne tombe.»
Spéculation magistrale autour des mystères du monde, de leur dimension insondable, supranaturelle, que Victor Batelier rendra intelligible par l'intermédiaire d'une allégorie maritime savamment orchestrée, «Les Travailleurs de la Mer» aurait pu tout aussi bien s'appeler « Pour qui travaille la mer ?». Illustration du combat entre lumière et ténèbres, entre vie et mort, entre passion et renoncement, au travers d'un parcours initiatique aux accents de tragédie antique, d'un modeste pêcheur au large de Guernesey, il aurait pu également se voir titrer : « le Jeune Homme et la Mer».
L'homme; les éléments; le transcendant: forces en tension, source d'angoisse ou de ravissement dans Les Travailleurs de la Mer. Au premier, «dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle», la seule issue envisageable consisterait à chercher à tout prix une «éternité possible dans l'opiniâtreté insubmersible du moi».
Car Victor Protée enfin, croit malgré tout à la transformation de l'homme. Témoin privilégié du «déplacement incessant et démesuré de l'univers », de la matière primordiale (prôtogonos) dont les formes apparentes du monde ne sont que des réceptacles provisoires de la puissance de celle-ci, l'homme se doit de participer «à ce mouvement de translation», « sa destinée » n'étant dès lors que «la quantité d'oscillation» qu'il aura subi. Navigare et vivere.. ! «Vivons, soit», nous dit-il. « Mais tâchons que la mort nous soit progrès. Aspirons aux mondes moins ténébreux. Suivons la conscience que nous y mène».
Poètes ! Astronomes ! S'il vous plaît, au moins une étoile «Victor Hugo», une vraie...!
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