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Critique de topocl


Cela a déjà été raconté, Harriet dite Harry dans un hermaphrodisme assumé,  artiste plasticienne, veuve d'un marchand d'art riche, éclairé et célèbre, a vécu amoureuse dans l'ombre de celui-ci. Quand elle sort de sa dépression du deuil, elle désire enfin attirer à elle la reconnaissance qui lui est due, ou peut-être se venger de la reconnaissance qui lui a été refusée en tant que  femme, et femme de. Elle construit donc une supercherie en trois étapes, produisant des oeuvres étranges, questionnantes, faussement attribuées à trois artistes  qu'elle protège : de jeunes hommes, justement.

L'éditrice supposée de "Un monde flamboyant " réunit un corpus dont l'élément dominant est constitué par les prolifiques carnets intimes de Harry, mais aussi par des témoignages recueillis auprès de ses proches (enfants, amie intime, compagnon des dernières heures : poète raté celui-ci) et de son entourage artistiques (artistes  évoluant dans son entourage y compris ses trois "masques", galeristes, experts, critiques d'art etc)

On procède donc par petites touches, petites découvertes, comme dans un travail de fouille archéologique. Cela donne un portrait  aux multiples facettes, parfois contradictoires,  de cette femme complexe, passionnée, névrosée, hyper-cultivée, provocatrice mais sans doute peu à même d'assumer les conséquences de cette provocation.

Si on peut se dire bêtement au début de lecture que Harry est un double de Siri, on en revient vite. Il s'avère rapidement que non, qu'elle n'est "au pire" que ce que Siri aurait pu être. Car Siri Hustvedt, si elle est la femme d'un auteur des plus admirés de la planète, est bien aussi auteure elle-même reconnue, regardée pour elle-même et non comme l'ombre de son si cher époux, lequel, loin de l'écraser et la bâillonner la contemple, médusé, d'un oeil tout à la fois tendre et éperdument admiratif, l'écoute d'une humble oreille de petit garçon: tant de maîtrise, tant de savoir, de culture et d'intelligence, tant de certitude, tant d'aura!

Et si Hatty n'est qu'un autoportrait en creux, je me suis demandé si Paul Auster n'était pas un  hybride de Felix et Bruno : homme brillant, adulé, honoré, avec son brin de mystère, mais qui sait si bien aimer.


Par sa supercherie - qui va elle-même être dévoilée par une autre supercherie, petites boites gigognes encastrées - Harry ne limite pas son propos à dénoncer l'ombre étouffante de son  homme tant aimé, dans une société si discriminante (jeunisme, sexisme), mais aussi d'une façon plus générale l'ombre humiliante des hommes sur les femmes. Et au delà, ne se venge-t'elle pas non seulement d'un milieu entier empreint de superficialité et de préjugés, mais aussi à travers lui de ces trois jeunes hommes, qui ont ce qu'elle n'a pas, l'obscur et timide Tish, le métis gay Phineas, la jeune étoile montante Rune, dans une progression ambitieuse (car, oui derrière le milieu, il y a des hommes - et "accessoirement" des femmes)?

Elle leur propose de monter des gags (mais des gags qui ont un sens), elle leur fait croire qu'elle leur offre le succès, mais il s'avère vite qu'ils sont dessaisis de leur autonomie d'artiste, de leur identité-même.  Les masques cachent d'autres masques. La révélation n'apportera à aucun le triomphe escompté.  Ce "pacte faustien" va se retourner contre Hatty "guerrière blessée", il va être "fatal à son âme": la reconnaissance n'est pas au rendez-vous, mais encore la blessure et l'humiliation - elles ont la peau dure. Et ses marionnettes ne s'en sortent guère mieux de cette histoire de parodie et de mensonge.

Ce stratagème extravagant interroge plus généralement le sens de l'oeuvre d'art. Il ne s'agit pas d'une simple dénonciation du monde de l'art devenu marché vulgaire de l'argent, de la représentation et de la notoriété, il s'agit d'aller bien plus loin et de dénoncer en quoi toute notre perception  ("le comment on voit") en est pervertie, comme derrière l'oeuvre nous traquons l'auteur, le people, l'anecdotique. Et que la vraie oeuvre est en fait l'objet lié à son créateur,  pour une marchandisation (et non plus une reconnaissance) qui n'exprime que les pires travers de notre société.
                                                                                                                                        
Et si le 11 septembre vient décaler cette histoire au passage, c'est que lui aussi traque ce qu'il y a de plus profond en nous, et n' a pas manqué d'être récupéré pour des fins des moins respectables.

Au-delà de cette trame riche en détours et digressions souvent savantes où elle distille son érudition, (que d'aucuns, dont moi , auront du mal à suivre)., Siri Husvedt et son "intellect rayonnant", n'est pas du genre à se contenter d'un roman à thème uniciste, d'un roman cérébral si maîtrisé et si pointu qu'il en aurait été  glaçant.  Elle se promène dans les oeuvres déconcertantes de Harry, qui partagent avec certains personnages étranges, inaccessibles - psychotique, autiste, thérapeute mystique - une fragilité/solidité qui pondère cette profusion de rigueur . Étranges, oui, très étranges, dans ce monde impitoyable et pragmatique.  Elle partage des moments de tendresse, d'intimité : les personnages ont des relations de douceur et de déchirement. Ceux de l'enfance laissent des traces indélébiles, qui seront portés toute une vie. Ceux de la maturité sont des cocons rédempteurs, et  c'est sur cette note que se finit le livre, dans un épanouissement émotionnel tout à la fois tragique et bienheureux, qui n' a plus rien à voir avec le cérébral : vanité que tout cela quand ne compte plus que la conquête d'une certaine paix. La belle dame distante venue du Nord , l'intellectuelle sûre d'elle dévoile sans le moindre débordement son humour discret, ses tourments inavoués.

En tout cas, ironie dernière, ce dont on est sûr, c'est que son livre est si personnel, fécond, spécifique, marqué au sceau de ses passions, qu'elle serait bien en peine, Siri Husvedt, de jouer au petit jeu d' Harry et de la faire signer par un autre sans qu'elle soit  immédiatement déjouée.
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