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Critique de Cosaque


La tendance d'Eugène Ionesco à mettre du burlesque dans le tragique et du tragique dans le burlesque est particulièrement manifeste dans cette pièce. Jeux de massacre traite de la mort, sujet grave ,s'il en est, qui provoque toujours un malaise ; or ici Ionesco l'aborde par le biais d'un comique puéril presque simplet, et non sur un mode majestueux. le titre lui-même se réfère à l'attraction foraine qui consiste à tenter de faire écrouler une pyramide de boîtes de conserve vides avec une balle en tissu. Seulement, dans ce « jeu de massacre » là, le rôle des boîtes de conserve est tenu par des hommes et des femmes, quant à celui de  la « main invisible » qui les vise, libre au spectateur de donner sa ou ses réponses.

Ionesco prend le principe d'une maladie mortelle et contagieuse qui s'abat sur une ville, celle-ci est mise en quarantaine pour éviter que le mal ne se répande à tout le pays. La pièce met en jeu une population prisonnière et livrée à elle-même qui vit sous la menace d'un mal inexorable qui frappe au hasard. Ce principe est bien sûr emprunté à La peste, d'Albert Camus.


La construction en tableaux de la pièce permet de voir comment dans les divers quartiers de la cité les habitants se confrontent à l'inéluctable. Or, quelles que soient les catégories sociales mises en jeu la séquence s'achève toujours par la mort des protagonistes. La Camarde ne fait aucune discrimination entre les êtres, elle place tout le monde sur un pied d'égalité : c'est la grande niveleuse. Toutes les tentatives qui visent à échapper à l'inévitable, si elles ne sont pas dans la plupart des cas ridicules et inutiles, ne font qu'abréger une existence déjà largement hypothéquée. Ce qui est un thème assez classique dans le théâtre si l'on pense aux Mystères médiévaux mais aussi dans la peinture comme le triomphe de la mort de Pieter Bruguel : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/Thetriumphofdeath.jpg.

Mais notre Eugène, ménage son crescendo, les premières scènes ne comptent que quelques morts, dans les dernières ils sont indénombrables, ce sont des tas, des amas, des monceaux, des pyramides de cadavres. Devant la fatalité de ce qui les attend la plupart des personnages se réfugient dans le déni, et croient qu'ils y échapperont parce qu'ils appartiennent à une caste ou à une religion. En ce qui concerne l'aspect religieux du refus de l'évidence de la finitude humaine, Ionesco s'amuse à placer le rationalisme positiviste au même rang que n'importe quel mysticisme. Ainsi dans la scène des docteurs, six médecins, remplis de certitudes cartésiennes et imbus de la puissance que la science leur donne, décrètent, en toute modestie, l'immortalité.  Et si les gens s'entêtent toujours à mourir par milliers comme ils le font, c'est parce qu'ils ne suivent pas correctement les préceptes médicaux.

Dans notre merveilleux et si intelligent 21e siècle, ne sommes-nous pas gavés comme des oies de ce type de discours scientifiques ? Est-ce qu'on ne nous demande pas d'accepter la croyance en la maîtrise absolue de tous les phénomènes qui nous entourent par les grands experts scientifiques ? Aujourd'hui le simple fait de se réclamer de la science suffit à donner valeur de loi aux paroles de celui qui les profèrent ; dès lors il n'est plus question de les contredire.

« Sixième docteur : le bon sens ne nous apporte que de fausses vérités. Entre le bon sens et la Vérité, il y a un abîme. » : SCÈNE DES DOCTEURS

Qu'ils soient en soutane ou en blouse blanche tous ces pontifes exigent de nous une foi absolue dans leur parole. Ce point de vue a plusieurs fois été exprimé dans l'oeuvre Ionesco, par exemple dans La leçon, mais également de manière plus explicite dans Notes et contre-notes.

Par ailleurs, dans cette pièce, le discours est un outil efficace pour exploiter à son profit la peur et la crédulité des masses. Ainsi deux orateurs politiques, l'un conservateur et l'autre progressiste, désignent les responsables de l'épidémie, pour l'un il s'agit des pauvres sales et pouilleux qui propagent la maladie par leur manque d'hygiène, pour l'autre ce sont les pouvoirs économiques qui ont un intérêt financier à la propagation et empoisonnent sciemment la population. Dans les deux cas, la solution est simple, il suffit de tuer ceux ainsi désignés et tout rentrera dans l'ordre, à condition bien sûr qu'au préalable l'orateur soit consacré président ou consul. Heureusement la Maladie frappe, faisant disparaître les acteurs qui s'apprêtaient à mettre en oeuvre ce joli programme.


Si nombre de séquences révèlent une humanité stupide et méchante, Ionesco n'en est pas pour autant un misanthrope, il met aussi en jeu le pathétique et l'amour. En va-t-il donc pour un couple éperdument amoureux dont la mort de l'un d'eux laisse celui qui reste comme amputé, infirme, difforme. Ou bien est-ce une mère qui voudrait marchander avec la mort en se proposant à la place de sa fille si belle, si vivante et pleine d'espérance, mais rien n'y fait la mort frappe sans rime, ni raison, en dépit du bon sens, laissant la mère prostrée devant le cadavre de sa fille.

Le tempo de cette pièce est très rapide, avec des contrastes très marquées entre des séquences pathétiques et burlesques. Ionesco joue également sur la diversité des formes dramatiques, avec une grande virtuosité : discours, dialogues domestiques, scènes de marionnettes, rumeur diffuse dans une foule ... Il va même jusqu'à séparer la scène en deux, pour faire jouer deux séquences simultanément, qui dans un premier temps sont identiques, mais progressivement par quelques minuscules changements verbaux (conjonctions et ponctuation) aboutissent à deux situations opposées, du très grand art.

Cette pièce est un véritable tourbillon, le spectateur a à peine le temps de saisir ce qu'il vient de voir que déjà une autre action se met en place. Ionesco avait une capacité extraordinaire à utiliser et à créer des formes langagières extrêmement complexes qu'il mettait au service d'interrogations fondamentales, en l'occurrence notre incompréhension face à l'inévitable disparition de nos proches et de nous-même. Enfin ce qu'il y a de très agréables dans les textes de Ionesco, c'est qu'il laisse une part importante de liberté d'interprétation, et par-là, celle d'une grande inventivité pour ceux qui se lanceraient dans la réalisation de ses pièces. du théâtre à lire mais surtout à voir et à jouer !

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