Citations sur Au printemps des monstres (98)
Je venais de fumer une cigarette entière sans m’en rendre compte, sans même me rappeler l’avoir allumée, j’avais et j’ai encore des poumons de cabillaud mort, je toussais pendant deux heures et demie le matin au réveil, je ne pouvais plus parcourir dix mètres en montée sans émettre des sifflements inquiétants : il était temps que j’arrête de fumer.
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Mais c’est révélateur de ce que peut être un témoignage. On peut se tromper, on peut même mentir consciemment, et n’être coupable de rien, ni même motivé par de mauvaises intentions. Les raisons qui poussent à dire autre chose que la vérité sont innombrables.
Moi non plus je ne reculerai pas. Je suis de la graine qui pousse au printemps des monstres. Mais si je pousse, c’est parce que mes racines sont dans le fumier de la société dans laquelle vous aussi pataugez, M. Taron.
Je sors du centre IRM et scanner. On ne se sent pas très à l’aise dans ces endroits. C’est moderne, clair, l’équipe est souriante, détendue, mais quand on salue d’un mot murmuré ou d’un mouvement de tête les êtres humains de tous âges assis sur les sièges d’attente, les sièges d’inquiétude, on sait qu’ils ne sont pas là pour un rhume ou une verrue plantaire. D’une minute à l’autre, drame, cancer, leur vie peut basculer (dans un puits noir, étroit).
Les médecins de la Salpêtrière ne décèlent rien de particulier, lui prescrivent quelques médicaments pour la détendre ou au contraire la tonifier, et comme rien ne paraît donner de résultats satisfaisants, ils prennent, par ignorance, inconscience, incompétence ou paresse, la décision qui va changer sa vie pour toujours : ils l’adressent à leurs collègues de Henri-Rousselle, l’hôpital rattaché depuis 1941 à Sainte-Anne. Là, on a moins de scrupules, on fait moins de manières, on lui donne divers cachets, aux effets variés, en espérant que l’un ou l’autre ait un effet positif. C’est comme cela que la science avance : en essayant.
C’est la Meuse qui passe ici. Solange devant, de temps en temps, la regarder. De toute sa vie, elle n’a jamais vu la mer, que de l’eau douce, des rivières, des fleuves, le Rhône, la Saône, la Seine, mais c’est déjà ça. Les fleuves, ce n’est pas comme les forêts, ni même les villes, ça bouge, ça avance, ça traverse l’existence, ça vient de régions vivantes et ça va vers d’autres, ça passe, comme ce qu’on vit et ce qu’on oublie, ça emporte.
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Il y a de quoi s’interroger – soi-même dans un premier temps. Un petit garçon est mort loin de chez lui, dans des conditions manifestement épouvantables, et apparemment sans raison : quel peut être le mobile insensé s’il n’est ni sexuel ni crapuleux ?
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Le responsable de ce fiasco, de cette injustice, de ce scandale (au moins moral), c’est Maurice Garçon, le plus grand avocat du XXe siècle. C’était sa dernière grosse affaire (il est mort en décembre 1967), et il s’est comporté comme un lâche, un fourbe. Lucien a passé sa vie en prison à cause de ce génie du barreau, à cause de sa réputation à préserver, de sa postérité à préparer. À cause de sa vanité, de sa suffisance et de sa confiance aveugle en lui-même.
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… (Il ne reste plus que ça, maintenant, près de la fin de cette histoire, des questions sans réponses. Qui ne servent pas à grand-chose d’autre qu’à gamberger dans le vide en rageant de ne pas savoir. J suis bien placé pour convenir que ce n’est pas agréable, on s’en passerait. Mon excuse : c’est un bon exercice, essayer de ne pas trop rager quand on n’a pas de réponses, c’est utile. On devrait l’enseigner dès l’école primaire, l’intégrer au programme de base d’apprentissage de la vie.)
… et Lucien Léger, à 1 h 25 du matin, réintègre sa cellule 23 à la prison de Versailles. Pour un bon moment. Quand il reverra l’air libre, à peu près tous les gens qu’il connaît seront morts, l’ouragan Katrina aura dévasté La Nouvelle-Orléans et Dominique de Villepin, qui est en CM2, sera Premier ministre.
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