Citations sur Passage du témoin (16)
C'est une époque où je fuyais ma vie, car ma vie m'avait fui. C'est une époque où je ne m'aimais pas, car on ne m'aimait plus. La femme avec qui je dormais depuis sept ans m'avait quitté, la chose est courante, et je ne dis pas que les torts étaient de son côté, si tant est, du reste, que la notion de tort ait un sens, quand le seul point qui compte en la matière est évidemment le désir ou le dégoût de vivre ensemble. Mais quelque chose m'atteignit bien plus que cette rupture dont je savais depuis longtemps qu'elle était dans l'ordre des choses, depuis la première fois où j'avais eu du mal à nous imaginer vieillissant ensemble.
Toutes les villes, et surtout les petites villes, ont leurs petits secrets.
Ils appellent cela un foyer, et moi j'ai entendu le mot comme un foyer de révolte, un foyer d'incendie.
Il faut savoir ce qu'est la vie de ces gens sur les chantiers, l'humiliation, les coups, la peur du contremaître, l'hiver. Ces gens-là, on ne leur apprend pas à lire, à voir, à aimer. Dans leur pays, on dit qu'ils gagnent bien leur vie. Ce n'est pas vrai. Ici, dans ces foyers, on leur fait perdre jusqu'au souvenir du soleil. On leur fait faire ce que les gens d'ici, les gens qui ont des maisons et des femmes, ne veulent plus faire.
Pour comprendre le crime, je crois qu'il faut voir les maisons. Les maisons disent le crime plus sûrement que le criminel même.
La maison de Simon, je l'aie vue. La maison de Djamel, je l'ai vue. Ce sont des maisons simples, avec des murs, des toits, des portes, des fenêtres et des rideaux aux fenêtres. À l'intérieur de ces maisons, on devine qu'il y a des enfants, des jouets, et beaucoup de chaleur, de tendresse. Ce sont des maisons de femmes, elles ont toute la douceur des gestes de femmes.
Il apparut bientôt que toutes les caractéristiques qui font les grands faits divers étaient réunies : l'enfance assassinée, la tragédie familiale, la province profonde, une connotation sexuelle, un arrière-plan sociologique, une énigme policière et, en arrière-fond, les eaux noires du canal et de la rivière. Alors, les radios et les télévisions se mirent de la partie tandis que les quotidiens et les news mobilisaient psychologues, psychanalystes, pédiatres, sociologues, mais surtout leurs grandes plumes, leurs grandes signatures.
Non seulement la justice et l'opinion nous condamneraient, mais nous nous sentirions coupables. Nous nous autocensurons, nous cherchons des compensations, des satisfactions, des victoires au lit, au jeu, dans la vie professionnelle. Et puis, de temps à autre, l'un d'entre nous se laisse aller, et il a toute la société sur le dos.
La mort de Simon n'incitait-elle pas à réfléchir au désastre vers lequel courait un monde saturé de violence, de sexe et de mort, un monde qui avait oublié Dieu, un monde qui ignorait que Dieu ne sauvera pas les hommes sans leur concours ?
Comment pouvait-il se dire journaliste, alors qu'il violait en permanence le premier principe de son métier : dire ce que l'on sait ? N'avait-il donc aucun respect pour lui-même, lui qui ne respectait pas la déontologie la plus élémentaire ?
Ici nous sommes en province, tout se sait, et quand il n'y a rien à dire, on l'invente.
Qu'elle ne m'aime plus, je pouvais et je devais bien l'admettre, mais qu'elle n'aime plus notre amour, qu'elle manipule le passé… J'éprouvais la sorte de sentiment que doit avoir un ancien déporté devant la révision de son histoire.