Citations sur L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux - Chapitre 1 (24)
Appelons destin ce que fabriquent à l'homme les fatalités économiques et sociales, physiologiques et biologiques, les fatalités matérielles en un mot, l'hérédité, l'infinité elle-même: être pauvre de naissance, handicapé par une maladie grave, etc. -voilà qui fait partie de mon destin. De ce destin clos et rigide on peut dire que l'aventure amoureuse ne fait pas partie. L'amour est hors destin. Mais il y a autour de ce destin quelque chose d'évanescent et de plus flou qui le cerne comme une aura ou un halo de lumière et que nous appelons du mot féminin de destinée. La liberté par laquelle l'homme modifie son propre sort est elle-même un ingrédient de cette destinée atmosphérique. La destinée donne un sens à des bizarreries arbitraires, absurdes ou décousues que le destin rejette.
Distinguons ici le masochisme et l'ennui. Le premier est la douleur devenue aliment de volupté ; et le second, tout à l'opposé, est l'agrément qui devient désagréable ; l'ennui n'est pas plaisir de souffrir, mais souffrance de jouir, malheur du bonheur, sensualité à rebours.
La conscience ennuyée diffère de la conscience ironique en ceci qu'elle n'est plus très sûre de se suffire à elle-même ou de créer vraiment le non-moi ; le monde n'est peut-être qu'un jeu de marionnettes, mais les marionnettes servent à quelque chose ; une conscience réduite à vivre sur ses propres réserves ne finit-elle pas par se dévorer elle-même ? On a parfois besoin de fantômes, et la solitude n'est peut-être qu'une sociabilité déçue
On s'ennuie par excès d'intelligence, mais aussi par trop de vie intérieure ; la pratique de l'introspection, la νόησις νόησεως et l'entretien avec soi développent une tristesse pénétrante qui n'est pas tellement due au monologue égoïste où ils nous confinent qu'à la détresse de la conscience en général.
L'ennui est comme une revanche du rêve en pleine réalité unilatérale.
Distinguons ici le masochisme et l'ennui. Le premier est la douleur devenue aliment de volupté ; et le second, tout à l'opposé, est l'agrément qui devient désagréable ; l'ennui n'est pas plaisir de souffrir, mais souffrance de jouir, malheur du bonheur, sensualité à rebours.
L'homme est fait pour s'allonger sur le divan de la continuation, de l'imitation et des automatismes inertes ; il s'abandonne paresseusement au radotage et à la loi d'économie ; les habitudes qui le dorlotent, les petits trafics et les grandes affaires qu'il reconduit de jour en jour, et qui sont une forme de bégaiement, le préparent mal à s'élever sur la cime impalpable du presque-rien.
Il est doux de se croire malheureux quand on n'est qu'ennuyé.
Par l'aventure l'homme est tenté ; car le pathos de l'aventure est un complexe de contradictoires ; justement la tentation est ce mélange d'envie et d'horreur, l'horreur redoublant l'envie, l'horreur étant un ingrédient paradoxal de l'envie, au lieu que le désir, positivité sans négativité, implique l'attrait simple et univoque.
Le seul jeu vraiment ludique est le jeu avec le sérieux : car un jeu qui ne serait que joueur, et d'aucune manière ne taquinerait le sérieux, ce jeu battrait tous les records de l'ennui ; ce jeu serait plus ennuyeux que le sérieux. Supprimez l'un des deux contraires, jeu ou sérieux, et l'aventure cesse d'être aventureuse : si vous supprimez l'élément ludique, l'aventure devient une tragédie, et si vous supprimez le sérieux, l'aventure devient une partie de cartes, un passe-temps dérisoire et une aventure pour faire semblant.