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Critique de Woland


ISBN : 9782070459575

Si vous n'avez jamais entendu parler de Pierre Jourde, si, plus encore, vous n'avez jamais lu aucun de ses textes, "Paradis Noirs" risque de vous poser problème. Bien qu'il n'atteigne pas, en format poche, les trois-cents pages, bien qu'il fasse intervenir un nombre relativement réduit de personnages, bien qu'une identique sobriété s'observe quant à la toile de fond - l'Auvergne, entre le Passé et le Présent, et en particulier Clermont-Ferrand - ce livre est d'une complexité rare. J'irai même plus loin : à côté de "Paradis Noirs", "Festins Secrets", à la construction pourtant si particulière, littéralement hanté par la nuit et les brumes, fait presque figure de roman clair et ensoleillé qui pose d'emblée et sans aucun complexe les questions que l'auteur voulait aborder.

Dans "Paradis Noirs" au contraire, le lecteur met un peu (beaucoup ? trop ?) de temps à définir les thèmes centraux. La cruauté bien sûr, tout spécialement la cruauté enfantine, se détache sans trop difficultés au premier plan mais n'est-ce pas l'arbre destiné à nous cacher une forêt bien plus profonde, bien plus ambiguë ? ... le héros - ou l'anti-héros - du roman, François, qui obsède le narrateur au point que celui-ci finit par le voir apparaître régulièrement à ses côtés (mort ? vivant ? est-il si intéressant de le savoir, au fond ?) et à se lancer avec lui dans de longues conversations, va au-delà de la cruauté. En fait, sauf erreur de ma part (c'est un livre difficile, je le répète et une relecture s'imposera un jour ou l'autre ), la cruauté qu'il sème autour de lui lui permet à François de ne plus souffrir. Cela va bien au-delà d'un Bien et d'un Mal qu'il relativise avec autant de facilité qu'il laisse monter en lui la rage, et n'est pas sans évoquer, dans cette atmosphère dominée par l'enfance catho à mort des protagonistes, la très polémique question du nirvana oriental : atteindre le nirvana, cet état où il nous devient impossible de ressentir la moindre souffrance parce que nous avons réussi à nous détacher de tout ce qui faisait notre vie, y compris et avant tout nos plaisirs. Pas forcément les grandes jouissances mais aussi les petits riens sur lesquels nous nous bâtissons et qui nous permettent d'avancer. Seul problème : atteindre le nirvana implique de ne plus percevoir la souffrance d'autrui. La légende de la déesse Kuan Yin qui, sur le point d'ccéder au nirvana, le refusa pour continuer à percevoir les souffrances de ses frères humains et les soutenir sur leur dur chemin terrestre, résume l'ambiguïté terrible de cet adieu sans retour à la souffrance au prix de la compassion.

L'enfance de François est comme la nôtre, remplie de petits riens. Des petits riens qu'il aimait et même qu'il vénérait, en dépit de leurs imperfections. Plus ou moins abandonné par sa mère, il est élevé par l'aïeule (c'est cette femme, servante toute sa vie, qui permet à Jourde de ponctuer son texte de la répétition lancinante de trois des vers les plus fameux de Baudelaire) qui l'aime comme son enfant. le samedi et le dimanche - disait-on le "week-end" en ces temps si lointains ? - il allait chez ses deux grands tantes, l'une complètement sourde, l'autre toujours en train de rire, de chantonner, de faire gâteaux et crêpes pour les enfants du quartier. C'était modeste, le confort que nous avons appris à appeler moderne, manquait çà et là - surtout chez l'aïeule - mais il faisait bon, il faisait chaud : François était un enfant quasi normal, faisant face pour la première fois à la cruauté lorsque, sans raison, il tue un jour le vieux crapaud qui rendait de si grands services à l'aïeule.

Mais la cruauté fait partie de nous. Nous le savons tous. Et nous apprenons à la domestiquer, à la maîtriser, à la refouler.

Ou nous n'apprenons pas. Surtout si la cruauté nous permet de nous sentir mieux, de nous sentir plus, et puis de ne plus nous sentir du tout.

Mais il en va de la cruauté comme de toutes les drogues : elle détruit celui ou celle qui se livre à elle. Elle a, sans aucun doute possible, détruit François, adolescent brillant et même étincelant. Pire, elle a peuplé sa vie et son univers mental de regrets éternels. Celles, ceux qu'il a trahis - l'aïeule la toute première - sont devenus les compagnons, muets et pleins de reproches, de cette route qu'il s'est choisie parce que, au début, il pensait n'y trouver que ce qu'on pourrait nommer son "confort", une route dont, dans la seconde moitié du récit, le narrateur nous donne l'impression qu'elle n'est qu'une boucle enténébrée, qui répète sans cesse ses méandres et ses spirales comme, jadis, se déroulaient sans répit pour l'imagination des élèves, les couloirs, les angles perdus, toute cette architecture occulte du collège Saint-Barthélémy. le collège où ils ont "tué" Serge, qui voulait tant être de leurs amis - Serge, dont on saura à la fin du livre que François avait une raison secrète de le haïr, ce qui le fait, en somme trahir aussi la cruauté puisque, dans ce cas-là au moins, elle cesse d'être gratuite - le collège où leur trio - Boris, François, le narrateur - est né, le collège qui porte le nom d'un martyre qui fut écorché vif.

Sous la plume de son "narrateur" - dont j'ai parfois eu l'impression troublante qu'il était un peu le "double" de François, comme un Dr Jekyll qui aurait finalement vaincu Mr Hyde, ou alors qu'il parlait carrément à une hallucination peut-être née des exigences de son métier puisqu'il est ... écrivain - "Paradis Noirs" oscille, avec une détermination redoutable, entre le passé, les grandes interrogations majeures mais ici traitées à la Jourde, si l'on veut bien me permettre cette expression, sur le Bien et le Mal dont nous sommes tous constitués, un présent qui ne fait vraiment que de très brèves (et très cartésiennes) apparitions, et à nouveau, le passé, le tout barbotant avec des difficultés sans nom dans une cruauté sourde ou calculée, une noirceur systématique, quelques éclairs fulgurants de bonté et de compassion pures, parmi des silhouettes plus fantomatiques les unes que les autres et les brumes qui les escamotent (la dernière fois que le rencontre le narrateur, dans une forêt vide, sur une route vide, François est là et puis, d'un seul coup, il n'est plus là : on ne le voit pas disparaître, il n'est plus là, c'est tout ), bref, dans une ambiance pesante, obsessionnelle, avec, pour faire bonne mesure, les remarques d'un narrateur qui, avançant en âge, se demande parfois non sans naïveté s'il se rappelle bien ...

"Paradis Noirs" est un livre auquel on s'accroche comme à un wagon fou, lui-même traîné par une locomotive monstrueuse, vers une direction dont on ne sait rien. On ne sait même plus comment diable on a pu prendre ce foutu train ... Et quand on débarque au terminus, il n'y a personne pour vous attendre. Et le plus étrange, c'est que vous voyez la locomotive et ses wagons déments trembloter dans l'air souterrain et puis, d'un seul coup, il n'y a plus rien.

Enfin si, il vous reste vos questions. Selon votre nature, acquise ou innée, d'omnilecteur ou de lecteur, disons, plus classique, vous en ressentirez de l'excitation ou de la frustration. Cela si vous ne décrochez pas en route. Il y en aura certainement pour le faire : ils ne s'apercevront pas que, en fait, c'est le wagon déjanté lui-même qui les a éjectés dans un tournant bien dangereux. Et cela vaut mieux : car ce wagon l'aura fait avec cette cruauté tout à la fois froide et pleine de rage qui est la marque du personnage principal.
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