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Critique de Gepeoh


Gjorg se promène. Il a le temps. le temps de la reprise du sang. Il a de la chance : le foulard noir noué au bras, tout le monde l'observe. Tout le monde sait de quoi il s'agit. Où qu'il aille, le silence s'installe, s'étale, les langues se durcissent.
Gjorg a le temps. Il laisse son regard vaquer au firmament. Il sait qu'il doit mourir. Lui-même ne sait plus trop comment a commencé cette histoire. Elle date de plusieurs décennies, c'est certain. Un voyageur qui se serait abrité chez ses ancêtres. Or, l'hôte est roi. Dans ces régions d'Albanie, il y a l'hôte, puis Dieu, puis les habitants de la maison. L'hôte s'est fait tuer. C'est à l'habitant de le venger. Des décennies plus tard, c'est à Gjorg de laver l'affront d'avoir eu à enterrer son frère. C'est parti d'un malentendu. Or, tout est d'une logique implacable. le Kanun (jus canonicum des montagnes du Nord de l'Albanie) le précise.
Ça se passe au XXe siècle, on ne sait pas exactement quand. Avant les Italiens, avant Enver Hoxha.

Il est brumeux, Gjorg, l'ombre s'acharne autour de lui. L'infâme logique le poursuit surement, mais il reste impassible. Un couple arrive. le voit. La femme demande à son mari. Il trouve ça sublime. Elle ne comprend pas. La mort qui rode, c'est splendide.
Que ce soit l'invisible Skanderberg qui attaque l'armée Turque à la nuit tombée dans Les Tambours de la pluie, ou les vengeances chez Shakespeare, on est dans le dos crawlé, lent, lourd.
On est dans Hamlet. En dehors de ce je-ne-sais-quoi (en français dans le texte) de pourri au royaume du Danemark, de la brume, du poison qui, insidieusement, contamine le royaume, tout le monde est responsable et tout le monde doit payer (ça pourrait être du Alceste, tenez. On rit moins).

Un mois. C'est ce qu'il reste à Gjorg. Une vie à comprendre, c'est ce qui reste à la mariée. Tout est d'une logique implacable, c'est écrit. On vit ainsi, on meurt comme ça. Bientôt, ces terres se dépeupleront. Il ne restera que des femmes. L'arme de Gjorg, à quoi sert-elle ? C'est injuste, ne pas se laisser tuer. Ce n'est pas tant qu'il le mérite, c'est que c'est écrit.

Ce qui est écrit justement. Ce qui est dit, ou plutôt ce qui est dit sans être montré : on navigue dans l'ombre de Gjorg, dans l'ombre des murailles, des villages escarpés, des flancs de montagne, des tours de claustration, où l'on espère que Gjorg y aura un répit supplémentaire, le répit du lâche, dans le noir. Chez les rebuts de la société, qui refusent de se laisser tuer, seuls les prêtres ont le droit de pénétrer.

Une femme, un condamné, un homme qui étudie (comme un entomologiste, il laisserait faire la nature, n'en déplaise à son épouse), et la mort, anonyme ou presque ; peut-être plusieurs frères en embuscade, peut-être personne. Mais elle est lourde, la mort, pesante. Elle tricote sa toile autour de Gjorg. Lui, il a le temps. Il s'y habitue. Avec son arme.
C'était écrit. Depuis plus de six décennies, c'était son destin. Il aura du sang sur les mains, dans le coeur, et il ne connaitra peut-être pas les beaux jours de fin Avril.

PS : Kadaré est un prodige. Avril Brisé est peut-être son magnum opus, même s'il a cette méchante manie d'enchainer les chefs-d'oeuvre.
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