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Critique de mariecesttout


Comme j'ai lu très récemment le témoignage de Céline Raphaël, intitulé La démesure, j'ai repensé bien sûr à cette fameuse Lettre au père.
C'est une lettre dont chaque page, chaque mot, même, du fait de la concision du texte, serait à détailler, et il y aurait tant à en dire..... Mais cette concision même fait la beauté de ce texte, sans doute.

C'est un texte qui démarre sur le mot "peur", et c'est un texte encore habité par la peur, du moins au début. En effet, Franz Kafka commence par le disculper, ce père. "Absolument innocent". Ben voyons.Oui, dans un sens, bien sûr. Si le père est ce qu'il est, c'est qu'on a fait de lui ce qu'il est. C'est l'éternelle répétition de l'histoire. Donc, une histoire familiale où l'on note une réussite sociale manifeste, un père donc qui a travaillé tôt et qui pense qu'il suffit de délivrer ses propres enfants (car cette lettre ne concerne pas que le fils, les filles -les soeurs- sont évoquées aussi, et même la nièce) des difficultés matérielles qu'il a endurées, lui, pour qu'ils lui soient reconnaissants. Que du classique.

Mais très vite, le réquisitoire démarre sur une phrase magnifique du père: " Je t'ai toujours aimé et quand même je ne me serais pas comporté extérieurement avec toi comme d'autres pères ont coutume de le faire, justement car je ne peux pas feindre comme d'autres".
C'est un typique exemple du double discours si déstructurant : je t'aime et si je ne te le montre pas, c'est que je ne sais pas feindre.......... Sans commentaires. Il aime qui, là? L'enfant tel qu'il est, ou celui qu'il aurait voulu avoir, c'est à dire lui renouvelé? Tout est dit.

Tout ce qui est à même de détruire la personnalité d'un enfant, une logique de mort dont peu réchappent, d'ailleurs, ou bien abimés:
- l'écrasement et l'humiliation physique (la cabine de douche) et spirituel, une seule vision des choses est acceptable, et ce jusque dans l'inconséquence (très vite notée par les enfants, ça....) et le manque de logique.
- la remise en cause par l'ironie, la moquerie de toutes les paroles, les sentiments, les émotions de l'enfant, ce qui fait qu'il n'a plus qu'une alternative, tout cacher
- l'encore classique " fais ce que je te dis, ne fais pas ce que je fais" (le repas, la religion), ma loi est pour toi, elle n'est pas pour moi, comment dès lors comprendre cette loi?
- la peur entretenue de la violence physique (avec l'excellent exemple du pendu), qui même si elle est rare, est toujours suggérée et entretient la même et constante terreur
- l'ambivalence, avec de temps en temps une éclaircie qui entretient l'amour (même les enfants les plus maltraités aiment leurs parents..): le regard inquiet du père à l'enfant malade, par exemple. Après, il attend d'autres signes, et c'est reparti.
-la tyrannie appliquée dans tout l'univers proche, qui s'étend aux employés et s'arrête complètement à l'extérieur de ces deux cadres, familial et professionnel. le désarroi que peut ressentir un enfant devant cette complète transformation de son père dans un cadre différent, le secret qu'il doit garder, la culpabilité qu'il ressent par assimilation.
- l'emprise, ce que Kafka quelque part nomme "amour" en parlant de la jalousie du père pour ses amis, mais qui n'est pas du tout de l'amour, mais un besoin de possession totale
- le chantage à la maladie, le surmenage, etc

-et enfin, la mère........ Dans un film australien, Shine, l'histoire de David Helfgott, un père détruit son fils, pianiste virtuose, et le rend fou. C'est un peu la même chose, la mère n'est qu'évoquée. Et pourtant. Quel rôle important a la mère dans ces drames familiaux. Là, Kafka le dit aussi, la mère aime plus son mari que ses enfants. Et c'est ce qui complète le tableau, elle a une position très ambivalente qui est juste suggérée, mais qui n'a pas dû aider un fils à véritablement faire ce qu'il avait à faire, c'est à dire ou se révolter, ou au moins fuir.
Cela aboutit donc fatalement à un personnage qui par définition rate tout..Normal, pour le personnage le plus important de sa vie, ce père pervers (avec lequel il ne cesse d'entretenir une relation d'un masochisme assumé d'ailleurs, faut être deux pour que ça continue, ce genre de relations), dans tout ce qu'il fait, dit, ressent, exprime, il n'y a jamais rien eu à admirer. Et il le constate avec une lucidité admirable. La fin de cette lettre, les réflexions sur son incapacité à fonder sa propre famille et les propos prêtés au père sont un miracle d'intelligence et d'introspection.

Ce texte devrait être plus lu, à mon avis, tant il est puissant et intelligent, mais il parle peut être plus à une certaine catégorie de lecteurs, ceux qui ont vécu d'une manière ou d'une autre ce que Kafka décrit. Qu'ils aient pu -un peu- dépasser ce genre d'enfance, ou pas encore. C'est d'ailleurs à mon avis un texte qui pourrait en aider beaucoup à ce que l'on nomme maintenant la résilience.

Je ne pense pas que ce texte soit vain parce qu'il n'a pas été envoyé. A mon sens, il ne servait à rien de l'envoyer, car son destinataire, tel que décrit (et je n'ai aucun doute quant au réalisme du portrait) n'était pas à même de le recevoir. Enfin, intellectuellement et affectivement, non. Ce genre de personnage ne peut se permettre une telle déstabilisation, tant son identité tient justement dans les tares reprochées. S'il les admet, il n'est plus rien.Mais cette analyse, de par sa lucidité, aurait pu être le début d'une autre étape dans la vie de Kafka, lui permettre de repérer les situations dans lesquelles il se remettait lui-même dans la même position qu'on l'avait contraint à adopter dans l'enfance. Il avait tout compris........ un peu tard. Or, pour se sortir (plus ou moins...) des ornières (à savoir rejeter tout le malheur de sa vie sur l'enfance vécue, même si elle a été tragique), il faut impérativement, et le plus tôt possible, comprendre ce que l'on a vécu. Céline Raphaël l'a fait.
Maintenant, c'est évident que cette enfance dramatique, et l'incapacité de la dépasser, cette pure création -quasi expérimentale (et pourtant si fréquente..) -d'une névrose majeure d'angoisse, a permis l'oeuvre de Kafka. Qui n'est qu'angoisse.
Après, c'est tout le problème de la souffrance nécessaire-ou non- à la création.






Lien : http://www.youtube.com/watch..
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