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Critique de Nastasia-B


Pour écrire cette critique, il m'a fallu quelque peu me documenter, car, n'étant pas experte du Japon et de ses codes, il me semblait que certaines significations sourdes me restaient inaccessibles. Je ne prétends pas avoir tout dénoué, ni même avoir dénoué quoi que ce soit, mais, personnellement, j'ai le sentiment d'y voir (un peu) plus clair.
Tout d'abord ce titre, cet étrange titre, "Nuée d'oiseaux blancs". Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
N'étant pas japonophone, il m'a fallu ruser un tantinet. Je suis d'abord allée voir le titre du livre en anglais : " Thousand Cranes " littéralement " mille grues " ou " un millier de grues ". Ceci me fait sentir que le traducteur français s'est attaché non tant sur l'espèce que sur l'aspect : c'est un oiseau et il est blanc. Ensuite, je me suis dit que cette différence devait cacher une impossibilité de traduire vraiment le titre. Je suis donc remontée aux idéogrammes eux-mêmes, 千羽鶴, Senbazuru, qui individuellement signifient " mille ", " plume " et " grue ". La traduction de Google donne, pour l'association des trois "mille grues en papier ".
L'aspect vaporeux de la plume est donc rendu en français par l'emploi du terme " nuées ". Bref, tout ce long et fastidieux préambule pour vous amener à convenir comme moi qu'il doit bien y avoir quelque chose d'éminemment symbolique là-dessous et qu'on se fiche bien qu'il s'agisse de grues ou de colombes et qu'elles soient 347 ou 621 ou 2553. Il a là-dedans vraisemblablement la symbolique du blanc, la symbolique du fuyant, la symbolique de l'insaisissable.
Je suis donc allée voir quelle était la symbolique du blanc au Japon, et je me suis laissée convaincre qu'il y avait comme un parfum de mort là dessous, de pureté et de mort. Toujours pas satisfaite par cette seule explication, je suis allée fouiner du côté de la symbolique de la grue pour les Japonais. Quiconque a déjà vu une grue japonaise aura remarqué son sublime plumage blanc, élégamment relevé de noir sur les basses rémiges et sur la gorge, ainsi que ce troublant point rouge, au sommet du crâne et sur le front. Un vrai petit drapeau japonais animé.
Toujours furetant autour de la symbolique de la grue, je tombe soudain sur les inévitables origamis et la légende des mille grues d'origami, qui en japonais s'écrit 千羽鶴, Senbazuru. Voilà, j'avais enfin découvert le petit secret de ce titre, secret d'ailleurs seulement pour les malheureux ignorants du japonais, car pour les autres c'est limpide.
Que dit cette très ancienne légende japonaise ? Que si quelqu'un s'amuse à plier un millier de grues d'origami, alors il verra réaliser son souhait le plus cher ou bien il jouira d'un millier d'années de santé et de bonne fortune. C'est traditionnellement un cadeau de mariage donné par le père du marié, signifiant ainsi qu'il souhaitait mille ans de bonheur et de prospérité au couple.
Nous y voilà, ayant tant soit peu débroussaillé le titre, je peux désormais m'attacher plus au livre lui-même. Tout d'abord, c'est un style (Mais quelle est la part de la traduction, quelle est la part de l'auteur ? je ne saurais le dire dans cette langue si différente de la nôtre et dont rien que le titre m'a tant fait transpirer.), sobre, épuré, mais divinement élégant.
Quelque chose comme " l'esprit japonais ", tel qu'on se le figure dans les imageries populaires, façon Japon impérial de Kyoto. Je me souviens (Je ne l'ai malheureusement pas relu récemment et je témoigne donc au moins autant sur les impressions laissées au gré des ans en ma mémoire lacunaire que sur le contenu strict !) d'une fameuse description de la cérémonie du thé où l'on imagine les mille codes cachés où chaque geste, chaque absence de geste, chaque silence, chaque durée de silence sont éminemment porteurs de sens.
Le héros, Kikuji, est un trentenaire aisé vivant dans le Japon des années 1950, c'est-à-dire tout juste et imparfaitement relevé des meurtrissures de la seconde guerre mondiale.
Kikuji a perdu ses deux parents mais le souvenir de son père refait régulièrement surface, notamment en la personne de Chikako, experte en matière de cérémonie du thé, qui fut quelque temps la maîtresse de son père et qui cherche à le caser auprès d'une jeune fille charmante.
Kikuji bénéficiant du transfert entre père et fils, un peu à la manière de la nouvelle de Maupassant Hautot Père Et Fils (dans le recueil La Main Gauche), celui-ci va entretenir une relation avec elle.
Mais tout serait trop simple sans la survenue de Madame Ota, qui elle était la maîtresse attitrée du père et qui pleure encore sa disparition. Notre brave Kikuji, guidé par les suaves effluves de la volupté va, lui aussi, s'abandonner aux charmes de Mme Ota. Et comme tout serait décidément trop facile ainsi, la fille de Mme Ota, Fumiko entre elle aussi dans la danse et la transe sensuel de Kikuji. Elle aussi a bien connu le père, qu'elle considère d'ailleurs un peu comme tel.
Yasunari Kawabata, tout comme Guy de Maupassant dans la nouvelle sus-nommée, pose cette étrange question : Y aurait-il une certaine forme de fidélité dans l'infidélité ?
N'est-ce pas pour être fidèles au père que ces femmes se donnent au fils ? Il règne donc un fort et étrange parfum d'adultère et d'inceste mais il ne faut pas vous imaginer quoi que ce soit d'orgiaque ou d'exubérant.
Il en va de l'amour comme de la cérémonie du thé, tout en codes et en non-dits, quelque chose de l'esprit du film In The Mood For Love. L'inévitable rivalité entre Chikako et ses rivales se traduira, elle aussi, par l'entremise des insignifiantes remarques, attitudes codées ou objets symboliques.
La symbolique des couleurs est très prégnante, le blanc, bien sûr, qui évoque la mort et ce faisant, le père défunt, mais aussi le rouge, qui évoque lui les vivants mais aussi la fidélité.
Lesquelles deux couleurs résument à elles seules tout un pan de la tradition japonaise. Mais, si son père lui a fait présent de quelque chose, Kikuji jouira-t-il vraiment de mille années de bonheur et de bonne fortune avec toutes ces femmes ?...
En somme, une oeuvre intimiste, par touches légères, tout en raffinement et subtilité, avec un rythme lent et balançant comme les films de Wong Kar-Wai. Dans son style, une pièce d'orfèvrerie rare, mais ce n'est là que mon avis, qui plus est, altéré par le temps, donc, pas grand-chose.
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