« J’appuie mes mains contre mes yeux. Comme toujours, j’envie Harristan. Pas pour son trône, mais pour son ignorance de tout cela. Sa distance. Son privilège.
Peut-être que c’est la même chose.
Je n’arrête pas de me répéter qu’ils sont au moins huit à s’être échappés, et qu’il n’y en avait que deux ici. De me répéter que ces hommes n’auraient pas vécu beaucoup plus longtemps. Que j’ai agi par pitié, pas par cruauté, mais impossible d’en être sûr.
J’aimerais que ma tête se vide de toute pensée, que je puisse laisser l’obscurité envelopper mon esprit, pour me permettre d’être qui je dois être. À chaque fois que je pense, je pense à Tessa, à ses yeux noirs de reproche.
Elle ne me le pardonnera jamais. Elle ne me laissera plus jamais la toucher.
Je ne pourrai jamais échapper à ça. À qui je suis. Voilà ma vie de Justice du roi : Corrick le Cruel, l’homme le plus redouté du royaume. Le plus seul, aussi.
J’aimerais m’en moquer, pourtant j’ai les yeux qui piquent, qui brûlent. Je m’essuie le visage. C’est ridicule. Je n’ai pas pleuré depuis la mort de mes parents. Je ne vais pas m’y mettre maintenant.
Une larme m’échappe tout de même et je la chasse d’un revers de manche. Elle est humide : je viens d’étaler du sang sur ma joue.
Je donne vie aux cauchemars, ai-je dit à Tessa. Je dois en être l’image vivante. »
« Ces mots véhiculent tant de souffrance que j’en tressaille presque. Je retiens mon souffle un instant.
Je tends la main pour toucher la sienne, comme elle l’a fait tout à l’heure. Comme nous l’avons fait des centaines de fois dans les bois, quand les nuits étaient trop rudes.
Je m’attends à ce qu’elle s’écarte, mais elle ne bouge pas. Alors je referme mes doigts sur les siens et nous contemplons les lumières de la ville.
– Tu n’es jamais dupe de mes faux-semblants, dis-je d’une voix rauque.
Elle lève les yeux vers moi et je déteste l’espoir que j’y lis. Ça me rappelle tellement notre dernière nuit dans les bois, quand je lui ai promis de revenir – et que je ne l’ai pas fait. Je suis voué à la décevoir. La prison pleine de contrebandiers suffirait à le prouver.
Mais je n’arrive pas à la lâcher. »
“Tu me donnes envie de devenir meilleur.”
“Pour l’instant, c’est le chagrin qui l’emporte, mais, pour l’avoir vécu, je sais qu’il va se changer en rage.”
“Je n’ai jamais reculé face à la violence et ce n’est pas maintenant que je vais commencer.”
Pour craquer l’allumette et mettre le feu, je n’aurais pas manqué de courage. Devoir l’éteindre demande bien plus de cran.
– Quand on appelle à la révolution, lui dis-je, nous devrions marcher en tête, plutôt que de rester cachés dans l’ombre.
Dans ses yeux, les étoiles se reflètent en étincelles.
Nous avons tous participé à lancer cette révolution. Vous aussi, Votre Altesse. Vous, Justice du roi. Je leur ai donné les moyens. Et vous, vous leur en avez donné les raisons.
J'entends le déclic de la porte, et soudain il est sur moi, ses hanches sur les miennes, m'immobilisant, sa dague - j'espère que c'est sa dague - appuyant contre mon ventre.