Déjà sur la barge, la violence de la houle m’inquiétait. Au fond, le courant est bien plus rapide que ce à quoi je m’attendais. J’ai dit courant rapide. En fait, je me trouve à l’horizontale, comme un drapeau flottant au vent. Si je ne me cramponne pas à la corde, je serai emporté. Si je me raidis, je luxerai mes dorsaux et tordrai ma colonne vertébrale.
Une nuit, il m’avait demandé quel était le charme de la plongée en eaux profondes. Je lui avais répondu en posant mon poing sur la poitrine : Tu entends ce que ton cœur te dit. Les oreilles ne te servent à rien. Tu écoutes à travers tout ton corps.
Les cheveux du corps ondulent, me masquent la vue et réduisent à zéro une visibilité déjà très mauvaise. J’ai l’impression d’être étouffé, étranglé. Puis, un visage apparaît à hauteur de mes yeux et s’immobilise. Nous voilà face à face. Les yeux clos, la noyée semble dormir paisiblement. J’ai hâte de la ramener à sa famille qui l’attend.
Il parle très vite, de façon saccadée, au rythme d’une mouette qui sautille sur le sable.
Pour apporter une aide efficace à quelqu’un, il faut être en empathie avec cette personne.
Le courant dans ce chenal a l’impétuosité d’un danseur de flamenco, la cruauté d’un knout, la perfidie d’un mambo noir.
Tout le monde avait des problèmes physiques. La plongée, surtout celle en eaux profondes, est une activité à haut risque. On explorait la coque deux à trois fois par jour. Ce n’était pas une balade touristique avec les poissons multicolores. Au contraire, il fallait se contorsionner, éviter des obstacles de toutes sortes, solliciter les muscles à tout instant, faire face à des situations inattendues. L’excès d’azote provoque une nécrose des os. Quand on découvrait des cadavres, il fallait les remonter, bien sûr. Je n’ai pas vu un seul plongeur s’endormir paisiblement quand je le massais. Au bout de cinq minutes, ils se réveillaient en sursaut. Quelques-uns pleuraient dans leur sommeil et criaient.
Les remords viennent toujours trop tard. Les solutions ne sont mises en œuvre qu’une fois le mal fait et l’irréversible accompli.
Une nuit, j'ai rêvé que toutes ces interrogations flottaient sur la mer, dans le chenal de Maenggol. Elles étaient innombrables. Il y a longtemps, dans un documentaire sur Bénarès, j'ai vu qu'au petit matin la surface du Gange était parsemée de fleurs. Eh bien, les fleurs de mon rêve, c'était mes questions. L'homme peut mourir mais les interrogations à son sujet lui survivent. Tant qu'elles ne disparaissent pas, il n'est pas tout à fait mort.
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Les familles se précipitaient, soulevaient les linceuls, scrutaient les visages qu’ils avaient du mal à identifier n’ayant jamais vu de noyés, palpaient bras et jambes, examinaient le dos et le ventre, à la recherche d’un grain de beauté ou d’une cicatrice. On n’entendait que des cris de désespoir et des gémissements.
Et les photographes mitraillaient. Tout était bon : visages, corps, bras, jambes, torses, ventres, familles en pleurs à côté d’un cadavre, cadrées serré pour rendre la photo plus dramatique. Ils étaient parfois plus près du mort que les parents eux-mêmes. Ils savaient pourtant que les photos des morts ne seraient pas publiées mais la pression de leur rédac’ chef et la concurrence entre eux étaient telles qu’ils appuyaient quand même sur le déclencheur pour prouver leur compétence, terrorisés à l’idée de passer à côté de quelque chose d’important.