Au chagrin, au désespoir et à la colère s'ajouta l'amertume. A sa grande surprise, ce fut d'une voix calme qu'elle lui répondit :
- Je n'oublierai pas que vous vous êtes débarrassé de l'homme que j'aimais pour prendre sa place. Et je ne suis pas sûre de vous pardonner un jour. La seule chose dont je sois certaine, c'est que je ne vous aimerai jamais. Désirez-vous toujours m'épouser ?
- Oui, répondit Harry sans hésiter. Je ne cherche pas à ce qu'on aime. Du reste, personne n'y est jamais parvenu.
- Je ne l'ai jamais vue aussi heureuse, assura Leo. Je pense qu'elle a fini par comprendre, et accepter, qu'on ne pouvait pas éternellement échapper aux tempêtes et calamités de l'existence. Mais qu'on pouvait au moins trouver le partenaire avec qui les affronter.
- Comment peux-tu me faire confiance alors que tu ignores si je la mérite?
Elle sourit.
- C'est justement cela, la confiance, non?
- Où diable est passée ma réserve d'alcool? J'avais pourtant demandé aux domestiques de prévoir des boissons pour le voyage. Je sens que je vais les renvoyer, tous autant qu'ils sont.
- Il y a de l'eau,non?
- L'eau sert à se laver.
- Vous arrive-t-il jamais d'être sérieux? articula-t-elle d'une voix un peu haletante.
- Non, répondit-il en la faisant pivoter face à lui. J'ai découvert que la vie se montrait beaucoup plus douce avec les gens superficiels.
Fais attention, ma chérie, à ne pas devenir la reine d'un royaume solitaire.
- Mangez au moins un peu de salade, conseilla Mlle Marks à Poppy. Histoire de sauvegarder les apparences. Et, de grâce, souriez.
- Comme cela? fit Poppy, qui retroussa les commissures des lèvres.
Beatrix fit la moue.
- Ce n'est pas très joli. On dirait un saumon.
— Elle a une expérience des primates ? répliqua Harry, sardonique.
Poppy fit mine de réfléchir.
— Nous sommes à Londres depuis le début de la saison mondaine. Est-ce que ça peut compter, comme expérience?
— Avant que vous ne partiez, dit-il, je voudrais vous donner un conseil. Il n'est pas sage, pour une jeune fille, de se promener seule dans les couloirs de l'hôtel. Ne vous avisez plus de recommencer. Poppy se raidit.
— C'est un établissement parfaitement respectable. Je n'ai rien à craindre.
— Oh, que si ! Le danger est juste devant vous. Et avant qu'elle ait pu réagir, il s'empara de ses lèvres. Elle fut si stupéfaite qu'elle ne songea même pas à le repousser. Pis : sa bouche s'entrouvrit comme une fleur qui s'épanouit. D'une main, il la prit à la taille et l'attira contre lui. Elle se laissa enivrer par son parfum, un mélange d'ambre, de musc, et d'odeur masculine. Elle savait qu'elle aurait dû le repousser, bien sûr... mais son baiser était si tendre, si persuasif... Abandonnant ses lèvres, il laissa courir sa bouche sur sa gorge, lui arrachant un frisson. Elle s'écarta finalement.
— Non, fit-elle, d'un ton qui manquait singulièrement de conviction. L'inconnu lui souleva le menton, l'obligeant à le regarder. Poppy crut lire dans ses yeux une trace d'animosité, comme s'il venait de faire une découverte désagréable. Puis il la relâcha, et ouvrit la porte.
— Portez cela à l'intérieur, ordonna-t-il à la femme de chambre, qui attendait avec son plateau. Celle-ci s'empressa d'obéir, s'appliquant à ignorer la présence de Poppy dans la pièce. Puis l'inconnu alla chercher Dodger, qui s'était endormi sur le fauteuil. Il tendit l'animal à Poppy, qui le remercia d'un murmure. Le furet ne s'était même pas réveillé.
— Désirez-vous autre chose, monsieur? demanda la femme de chambre.
— Oui. Je voudrais que vous escortiez cette demoiselle jusqu'à sa suite.
— Bien, monsieur Rutledge. M.Rutledge? Le cœur de Poppy manqua un battement. Elle tourna les yeux vers son hôte, dont le regard brillait maintenant d'une lueur machiavélique. Il semblait se délecter de sa stupéfaction. Harry Rutledge. Le mystérieux propriétaire de l'hôtel, qui avait la réputation de vivre en reclus. Il n'était pas du tout comme elle se l'était imaginé. À la fois médusée et mortifiée, Poppy franchit le seuil du bureau. La porte se referma derrière elle dans un claquement sec. Ah, il s'était bien amusé à ses dépens ! Elle se consola en songeant qu'elle ne le reverrait plus jamais.
Ne discute jamais avec une femme quand elle est dans cet étét. Contente-toi de t'excuser platement, et de promettre de ne jamais recommencer.