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Critique de Zebra


« Le Pingouin » (Smert Postoronnevo, c. à d. Mort d'un étranger) est un livre écrit en 1996 par Andreï Kourkov, écrivain russe né à Saint-Pétersbourg en 1961. Sous un format réduit (274 pages), l'auteur nous raconte l'histoire de Victor Zolotarev, ancien journaliste au chômage et nouvellement préposé à la rédaction de nécrologies pour le quotidien « Les Nouvelles de la Capitales » (Stolitchnye Vesti).

Victor peinait à survivre lorsque le patron de ce quotidien lui a proposé d'entreprendre, sur sa commande, ce travail de rédaction : pas bien folichon comme boulot, mais très rémunérateur (au salaire mensuel de 300 dollars, il faut ajouter les nombreuses enveloppes remises sous le manteau par le commanditaire) ! L'argent permet bien vite à Victor de s'acheter le nécessaire, et même de nourrir correctement Micha, un pingouin récupéré au zoo de Kiev, zoo qui était au bord de la faillite. La vie s'écoulerait tranquillement si les nécrologies fleuries et élogieuses, écrites pour des VIP encore en vie (curieux, vous ne trouvez pas ?), ne coïncidaient avec la disparition, souvent par mort violente, desdites personnalités. S'agirait-il de crimes commandés par la mafia locale ? de règlements de comptes politiques ? de banale, l'histoire de Victor et de son pingouin prend vite une toute autre tournure et le suspense va grandissant au gré du ballet des limousines, des visites nocturnes d'individus non identifiés dans l'appartement de Victor, et des enterrements auxquels on le convie 'manu militari'. La fin est incroyable …

Sous cette apparence d'histoire pour les enfants (un pingouin, c'est si mignon !), Andreï Kourkov nous conte en fait deux autres histoires, à savoir celle d'un monde post-soviétique déboussolé, sans règles, où domine la loi du plus fort, et celle d'une véritable aventure humaine. Victor écrit des nécrologies qui finissent dans des tiroirs, comme les manuscrits de nombreux écrivains au bon vieux temps de l'URSS ; la ville est grise, en suspens au-dessus du trottoir avec des passants qui se hâtent comme s'ils redoutaient que les immeubles s'écroulent soudain ou perdent leurs balcons. Bon, c'est pas méchant comme dénonciation, mais attendez la suite : les prostituées se font descendre pour avoir manqué de respect à leurs clients (« c'est la vie, tout simplement »), des notables se mettent de l'argent plein les poches dans des affaires de privatisations, de transferts de capitaux sales vers des banques occidentales, de vente de matières stratégiques, de liquidation (sous forme de troc) de complexes militaro-industriels, de transport d'émigrants clandestins, de disparition d'avions donnés en location, de trafic d'organes, etc. Parfois, certains VIP se font prendre et sont liquidés pour l'exemple : « c'est chacun sa merde ». Dans ce monde-là, mieux vaut éviter de poser des questions si on tient à sa vie. Et Victor tient à la sienne depuis qu'il a tout pour mener une existence normale : une femme (Nina, nounou de Sonia), un enfant (Sonia, la fille d'un ami, malheureusement « liquidé ») et un animal de compagnie (Micha, le Pingouin). Et puis il y a l'amour que porte Sonia pour Micha, comme il y a l'amitié imprévue qui lie Victor à Pidpaly, pingouinologue cancéreux en phase terminale, comme il y a ce semblant d'amour qui va aller grandissant entre Sonia et Victor, puis entre Victor et Nina. Illusion provisoire de bonheur ou fusion artificielle d'éléments qui font en sorte que la vie semble valoir la peine d'être vécue ? Cette aventure humaine devrait permettre à Victor de supporter le monde brisé et incompréhensible dans lequel il est obligé d'évoluer, un monde qu'il faudrait nettoyer, entreprise ô combien délicate et périlleuse. L'étranger, c'est lui, c'est Victor : il ne peut se fondre dans ce moule post-soviétique qui l'enferme et qui ne lui propose qu'un avenir médiocre. Une issue ? Boire « pour que ça ne soit pas pire ; mieux, ça a déjà été » (page 99). Mais c'est une issue désespérée, réservée aux ivrognes, et Victor compte bien rester lucide. Il bénéficie de l'aide de Micha, son miroir, qui en impose par sa réflexion, son silence, son ennui, sa tristesse et ses choix. Mais Victor sera victime de sa propre naïveté ...

Splendide, bien écrit, avec de l'ironie et des touches d'humour comme s'il en pleuvait, des personnages au profil ciselé et une addictivité certaine. Je mets cinq étoiles et je recommande ce petit bijou de littérature absurde et russe qui vous fera penser aux écrits de Gogol.

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