Pourquoi avoir des ennemis quand ceux qui venaient en amis réduisaient votre maison en cendres sous vos yeux ?
Lentement, ils reprirent des forces. Ils demeurèrent quelques jours dans leur refuge, mais Ottar ne savait pas exactement combien. Le temps n’avait plus aucune importance. Ils mangèrent du beurre rance déniché dans un étroit placard d’angle et ce qui avait dû être de la farine à une époque, mais celle-ci grouillait à présent de coléoptères et autres vers et ressemblait davantage à une espèce de gruau noir. Ils se nourrirent de racines, d’herbe, de feuilles ; bref, tout ce qui leur tombait sous la main.
Sous la menace, les prisonniers durent s’allonger en de longues rangées dans la toundra enneigée, et les chars d’assaut commencèrent à leur rouler dessus. Ottar avait passé le bras autour de Nils, couché à côté de lui.
À quelques mètres d’eux seulement, le char s’immobilisa, patinant dans la boue gelée et les restes humains. La nuit était déjà bien avancée. L’équipage russe retourna alors sous les tentes militaires et se saoula au kvas, une sorte de bière immonde mélangée à de la vodka bon marché et de la confiture de prune. Au loin, des flammes illuminaient le ciel. C’étaient les baraquements du camp qui brûlaient avec les derniers prisonniers, ceux qui n’avaient pas réussi à se lever.
On les envoya ensuite dans le Nord, en train d’abord, dans des wagons ouverts, puis à pied. Ils s’enfoncèrent dans les terres en empruntant des chemins boueux, ceux qui tombaient étaient fusillés sur-le-champ. Ils finirent par atteindre un camp de prisonniers dans une grande plaine. Celui-ci n’était composé que de quelques cabanons entourés de trois rangées de barbelés. Ils vécurent là quelques mois peut-être, jusqu’à ce que l’ordre soit donné d’exécuter tous les prisonniers, puis de brûler et raser tous les baraquements. Pourquoi les Russes gaspilleraient-ils de l’énergie et des ressources pour les entretenir ?
Encore plus au sud, l’aménagement des baraquements, des bâtiments et des bunkers en béton de ce qui s’appellerait Auschwitz, Sachsenhausen, Dachau et Lublin avait déjà commencé. Mais au nord, la machine de guerre russe résisterait, elle supporterait l’impossible, encaisserait les coups. Et riposterait avec la même cruauté.
Pour commencer, il ne vit rien. Puis le pourtour dentelé des montagnes et des glaciers bleu argenté apparut peu à peu vers le nord. Une sorte d'étrange halo lumineux flottait au-dessus de la ligne d'horizon. La réverbération des champs de glace, murmura Harald avec respect. Elle est belle, notre princesse polaire.