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Critique de enjie77


Je n'avais aucune envie de lire ce livre de Lola Lafon ! En premier lieu, tous ces romans sur la Shoah éveillent en moi une suspicion, je ne parle pas des livres d'histoires, ni des témoignages, ni des documents, ni des récits-enquêtes, mais plutôt de ces écrits romanesques sur la Shoah ! Il me faut néanmoins reconnaître une qualité à ces récits, ils enseignent, ils relèvent d'un défi majeur, celui de la lutte contre l'oubli bien qu'ils soient en dessous de la réalité mais les mots peuvent-ils être à la hauteur de la réalité ? En deuxième point, j'avais déjà lu de Lola Lafon « Mercy, Mary, Patty ». L'auteure s'emparait d'un fait divers des années 70 : l'enlèvement de Patricia Hearst, petite-fille du magnat de la presse, William Randolph Hearst, récit qui ne m'avait absolument pas convaincue. C'est en lisant le retour de Dominique @larmordbm et sur ses encouragements que je me suis lancée dans cette lecture habitée.

Je me suis enfoncée dans la nuit de l'Annexe avec Lola avec autant d'appréhension qu'elle. J'ignorais sa judéité comme j'ignorais que sa mère fut une enfant cachée, nous avons donc pu fonctionner en miroir. Lola Lafon est originaire de la Roumanie de Ceausescu. Elle porte en elle une révolte, un désir de vivre sans aucune limitation, qui se traduit par ses aspirations libertaires : ce qui se conçoit aisément au regard de l'histoire familiale.

Je me posais la question « qu'allait-elle chercher dans cette annexe sacralisée ? ». Dans cette intimité littéraire, encouragée par son projet de passer la nuit du 18 août 2021 dans l'Annexe, j'y ai retrouvé les perpétuelles questions existentielles qui peuvent tarauder les descendants des rescapés du génocide. Lorsque Ronald Léopold, directeur du musée, lui demande ce que représente la jeune fille pour elle, elle adopte un ton détaché qui masque son obsession irraisonnée pour la jeune fille. A la vérité, elle ne comprend même pas son désir ; pas plus que je ne saurais expliquer cette attirance, ce besoin impérieux qui me pousse à lire régulièrement des livres d'histoire, des témoignages qui ont trait à la Shoah. Ce sont les mêmes symptômes qui trouvent leur origine dans les mêmes ténèbres, c'est une relation angoissée qui relie le passé au présent.

Lola ouvre son coeur et se confie, elle parle d'Anne Frank, d'Otto Frank, elle n'oublie pas Margot - Margot qui est la première à recevoir la funeste convocation puisqu'elle vient d'avoir seize ans. Je découvre chez l'auteure une intense sensibilité, une grande profondeur de réflexion, un réel talent d'auteure, elle pèse ses mots, ils sont justes, émeuvent, chaque page tournée suscite un recueillement, une méditation approfondie sur la nature et le sens de ce qu'il y a de plus intime dans la vie de chacun d'entre nous. Et je capte chez Lola, une personne authentique, altruiste. Ses questions portent sur l'identité juive, est-elle façonnée par l'Histoire ou ontologique, déterminée par les relations aux autres ou les relations aux parents, aux enfants ? Dans cette traversée de la nuit, hantée, connectée à la Shoah, c'est un véritable dialogue qui s'installe entre La famille Frank, l'auteure et la lectrice que je suis.

Elle écrit des mots sur l'absence qui peuvent résonner en chacun de nous : « Tout ici se veut plus vrai que vrai, or tout est faux sauf l'absence, Elle accable, c'est un bourdonnement obsédant, strident. »

Elle sollicite notre sensibilité, notre réflexion sur le mot « essentiel » en donnant du sens à un petit objet familier qui prend symboliquement toute son importance :

« Je m'approche du papier peint encadré et au coeur même du vide, je ne vois que quelques chiffres et de fines lignes, bien droites. Au coeur même du vide, un père inscrit, tous les mois, au crayon à papier, des preuves de vie. Otto Frank note qu'ici, en deux ans, Margot a pris un centimètre et Anne, treize. »

Lola écrit sur Ida, sa grand-mère, de très jolies lignes. Ida qui n'a pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire en français mais qui ne répondait plus au téléphone dès qu'il y avait Apostrophes à la télévision, Ida qui lui a offert une médaille dorée frappée du portrait d'Anne Frank en lui intimant « N'oublie pas ».

Avant d'être une icône, Anne Frank fut surtout une adolescente irrévérencieuse, rebelle, ne supportant pas d'avoir tort et qui voulait être absolument journaliste ou écrivaine et qui espérait être un jour éditée. C'est avec colère que j'ai appris la trahison des éditeurs, des metteurs en scène de cinéma comme du théâtre, chacun retouchant les écrits d'Anne Frank selon « le politiquement correct du pays ou le désir d'avoir la main sur le destin d'une jeune fille », c'est une part de son histoire qui lui a été confisquée. C'est odieux !

Lola Lafon a écrit un récit contre l'oubli, elle y a mis tout ce qu'elle voulait oublier, ignorer, comme sa judéité, la Shoah. Ce livre, elle le portait en elle depuis longtemps, parvenu à maturité, le résultat est puissant. Je le rapprocherais d'une pierre tombale, « une matzevah » d'autant plus qu'au moment où Lola trouve le courage de pénétrer dans la chambre d'Anne Frank, elle n'est pas seule, elle est accompagnée du souvenir d'un ami d'enfance, un jeune homme rencontré à Bucarest dont l'ombre vient renforcer la symbolique.

Après une telle expérience, une telle réconciliation avec elle-même, Lola se doit de reconstruire son identité en prenant en compte son histoire, une histoire qui se veut parsemée de silences, de paragraphes absents mais qui est son héritage comme l'étoile que nos mères ont portée. Lola Lafon nous offre avec ce livre une très belle introspection à l'écriture maîtrisée que je suis ravie d'avoir lu.

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