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Critique de karmax211


" Comment préserveras-tu la langue de Lagarce ? " me demande-t-elle.
" C'est ce qui fait de ce texte quelque chose de pertinent et d'unique. En même temps, cette langue n'est pas cinématographique...Et si tu la perds, où est l'intérêt d'adapter Lagarce ? "
Mais je ne voulais pas la perdre. Au contraire, le défi pour moi était de la conserver, et la plus entière possible.

Cet échange rapporté par Xavier Dolan, le metteur en scène du film célébré, primé à Cannes et à la Cérémonie des César, - Juste la fin du monde -, adaptation de la pièce de théâtre éponyme écrite par Jean-Luc Lagarce, illustre parfaitement l'interrogation qui se pose et s'impose lorsque après avoir lu " le texte " de l'auteur et vu le film du cinéaste, on s'exclame " wouahou ! ", le coeur serré et les yeux mouillés ( ce fut mon cas ), en se demandant comment il a fait, lui, Xavier Dolan, et comment ils ont fait, " eux ", Gaspard Ulliel, Jean-Pierre Cassel, Nathalie Baye, Marion Cotillard et Léa Seydoux, pour coller aussi parfaitement à l'écriture de Lagarce, être dans une telle symbiose qu'ils ont chacun réussi à faire vivre chacun de ses mots, à les presser pour en faire ressortir la polycomplexité des émotions qu'ils recèlent.
J'avoue que j'ai été épaté par la performance d'acteurs de ces comédiens d'exception. Aucun ne m'a paru meilleur que les autres... Catherine-Marion Cotillard étant celle qui, d'entrée de jeu, nous restitue avec une virtuosité bluffante la puissance de cette langue que j'apparente un peu au tableau de Munch - le cri - ; elle contient tant mais se heurte aux limites, la limite étant par définition ce qui ne se touche pas.

Ce serait faire injure à Jean-Luc Lagarce que de dire que Xavier Dolan est sinon le passage obligé du moins le passage conseillé ( pour celles et ceux qui ne l'ont pas encore lus ) pour être en mesure d'absorber la puissance de son écriture... j'ai failli dire sa langue...
Disons que ne croyant pas au hasard mais plutôt à l'indéfinissable rencontre fortuite des circonstances, je concède au hasard ( auquel je ne crois pas ) d'avoir bien fait " les choses ".
Donc, si Dolan mène à Lagarce, n'hésitez pas !

Cette pièce, c'est l'histoire du fils prodigue qui rentre à la maison après douze années d'absence pour annoncer aux siens avec lesquels il n'a gardé comme seuls liens au cours de toutes ces années que des cartes postales, ce trait d'union a minima, " cette politesse à bon marché ", qu'il va mourir.
Ce fils prodigue qui a pour prénom Louis, le prénom des rois de France, a trente-quatre ans et est écrivain.
Ce don qu'a l'écrivain de trouver les mots, de les faire parler, de leur faire dire, va être battu en brèche par la lucidité Camusienne :
" Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme ."
L'enfant roi va être confronté au cri, à la confusion des sentiments, à leur heure d'agitation sur la scène de ces pauvres comédiens que sont sa mère, son frère cadet Antoine, sa belle-soeur Catherine, sa jeune soeur Suzanne.
Ce dimanche de retrouvailles, censé signifier trêve, épiphanie, repos, va les éprouver dans leur amour prisonnier des rancoeurs, de la jalousie, des incertitudes, de sa pudeur, de ses fragilités... de leur être incapable de faire entendre ce cri existentiel, cette douleur originelle voués à l'inaudibilité des " Autres ", ces " Autres " abandonnés à leur propre cri, à leur propre douleur.
Ce huis clos va donner lieu à quatre face à face desquels ne ressortira au final que l'impossibilité de dire, le dire ramené à un état de quasi non-dire, car comprendre " les Autres, c'est pénétrer dans leur ineffable qui est incommunicable ".
Louis repartira sans avoir pu dire ce pour quoi il était venu.

La structure de la pièce permet le déroulé, le développement de ces retrouvailles et des fruits tombés qu'on ne peut remettre sur l'arbre.
L'écriture de Lagarce, unique, novatrice car libérée de beaucoup des conventions, des contraintes chères à " l'art oratoire ", met en évidence la difficulté qu'il y a à dire, à comprendre, à être compris.
Nous sommes hésitants, maladroits, faillibles par nos répétitions, nos fautes de grammaire.
Lagarce grâce à son écriture qui laisse place aux hésitations, aux maladresses, aux redites, aux mots qui ne sont pas les bons, aux verbes qui sont parfois mal conjugués offre " à ses personnages nageant dans cette mer de mots si agitée " l'occasion d'exprimer par ce faire tout ce dont ils sont les porteurs et que j'ai loué à travers le jeu tellement expressif, intense et troublant des comédiens qui ont participé au film de Dolan.

Le fils prodigue repart avec sa banale solitude ; après tout il n'était venu que parce que c'était JUSTE la fin du monde.

J'ai eu ces dernières semaines l'envie de lire quelques dramaturges du théâtre contemporain comme Joël Pommerat, Bernard-Marie Koltès, Alexandra Badea... à chaque fois je n'ai pas été déçu par ces rencontres.

Je n'éprouverais pas le besoin de répéter que la pièce de Jean-Luc Lagarce figure désormais au programme du bac de français si je ne voulais pas inciter les quelques ceux qui n'ont pas encore découvert cet auteur à le lire.





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