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Critique de Ileauxtresors


Ce livre, publié pour la première fois en 1993, est directement tiré de la thèse de doctorat que Bernard Lahire a soutenue en 1990 à l'Université de Lyon 2. « Transfuge de classe » issu d'un milieu populaire, le chercheur s'interrogeait sur les ressorts des fréquents échecs des enfants issus des classes populaires. Il exploite une ethnographie de scènes de la vie scolaires (plusieurs centaines d'heures d'observation, analyse d'enregistrements et de productions scolaires d'élèves), pour mettre au jour les fondements microsociologiques de la loi statistique de reproduction scolaire des inégalités sociales. Inspiré par des travaux en histoire et en anthropologie sur les différences entre « cultures écrites » et « cultures orales », il mobilise l'approche anthropologique pour interroger des pratiques qui nous semble banales et mettre au jour des rapports de domination implicites et impensés (car familiers).

Cette mise à distance passe d'abord par une socio-histoire de l'essor des cultures écrites. le développement de l'écriture apparaît intrinsèquement lié à de nouvelles formes de relations sociales, au passage de pensées mythiques à des modes de pensée scientifiques, de savoirs pratiques-empiriques à des savoirs théoriques. le passage de formes sociales orales à des formes sociales scripturales change radicalement le rapport au monde et à autrui.

Bernard Lahire se demande donc si les « échecs scolaires » ne seraient pas étroitement liés à la nature scripturale des savoirs transmis à l'école. Selon lui, les cultures écrites, par les structures mentales et cognitives qui les sous-tendent participent de la reproduction de formes de domination et d'exercice du pouvoir. Les enfants des classes populaires restent largement dans un rapport oral-pratique au monde et au langage ; ils apprennent difficilement à maîtriser ces formes sociales scripturales qui exigent une réflexivité par rapport à ce qui est dit, une distance vis-à-vis du signifié pour se concentrer sur des caractéristiques formelles. Il s'agit non plus de pratiquer intuitivement le langage, mais de l'analyser dans ses articulations internes et ses contraintes formelles, le penser en termes de lettres, de mots, de phrases, d'être capable d'expliciter le « sens » des énoncés… Les « difficultés », « fautes », « échecs » etc. reflètent, de ce point de vue, une résistance à entrer dans des formes sociales qui sont largement étrangères à certains enfants.

Les nombreux extraits du matériau brut d'enquête (entretiens, productions scolaires d'élèves, interactions en classe…) incarnent le propos et permettent de faire le lien avec des situations pratiques. L'auteur montre par exemple qu'une incapacité à définir un mot ne veut pas dire que l'élève ne le comprend pas en contexte, que les exercices de grammaire impliquent de faire abstraction de ce qui est dit, que la production d'un texte « cohérent » implique une réflexivité permanente. le concept de « formes sociales scripturales/orales » permet de surmonter une approche empiriciste opposant ce qui « est écrit » et ce qui « est dit » : les activités d'expression orales à l'école apparaissent ainsi, elles aussi, fortement marquées par les formes sociales scripturales. Dans les exercices oraux, l'attention reste focalisées sur les propriétés formelles du langage et non sur ce qui est dit, produisant les mêmes effets qu'à l'écrit.

Je remercie les Presses universitaires de Lyon pour l'envoi de ce livre dans le cadre de la dernière opération Masse Critique (non-fiction). J'ai été intéressée par la démarche interdisciplinaire consistant à fertiliser la sociologie de l'éducation en y important des travaux d'autres disciplines. La démonstration est convaincante et pourrait offrir un retour réflexif aux enseignants sur leurs expériences immédiates (de problèmes de déchiffrage, de réponses apparemment absurdes à un exercice de grammaire, etc.). Cela dit, il faut pour cela passer outre une écriture ardue même si l'auteur aspire à « une certaine clarté d'expression » (prologue). La forme destine ce texte avant tout aux sociologues.

Je suis restée sur ma faim à plusieurs égards. Si l'auteur estime que son travail éclaire différemment la reproduction des inégalités à l'école, j'aurais aimé qu'il replace ses conclusions dans le contexte plus large de la sociologie de l'éducation – dont il ne rend d'ailleurs pas du tout compte des développements « récents », n'ayant visiblement pas du tout mis à jour un manuscrit qui date des années 1990. A minima, il aurait été intéressant de réfléchir aux changements qu'a connus l'institution scolaire depuis l'époque de l'enquête et à leurs implications pour la validité des conclusions (que je ne remets pas en doute, j'aurais aimé que cela soit discuté).

Par ailleurs, il me semble qu'une approche comparée mobilisant des observations dans d'autres contextes (par exemple dans les écoles scandinaves où les inégalités scolaires semblent moins fortement reproduites qu'en France) aurait fourni une autre piste intéressante pour départiculariser ce qu'est « l'échec scolaire ».

De manière plus fondamentale, il me semble que l'auteur ne répond pas complètement à sa question de savoir pourquoi autant d'enfants issus des milieux populaires se retrouvent en situation « d'échec ». le livre explique plutôt comment. La question brûlante que l'on se pose à la lecture est celle des conditions dans lesquelles s'acquièrent le capital scolaire et la maîtrise des cultures écrites. À cet égard, il aurait été intéressant d'étudier des trajectoires de « miraculés scolaires » comme Bernard Lahire lui-même, ou par exemple Pierre Bourdieu (sans forcément prendre des exemples aussi extraordinaires de "réussite scolaire"). Ou d'enquêter dans le milieu familial (il me semble que c'est ce qu'il a fait avec un collectif pour écrire Enfances de classes, paru en 2019, qu'il faut que je lise). Des expériences comme celle menée au LIEPP (https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/content/favoriser-les-competences-langagieres-des-enfants-des-milieux-defavorises-une-evaluation-exp.html) qui a pointé le rôle de la lecture à voix haute dans la réduction des inégalités de culture écrite sont intéressantes à cet égard et porteuses d'espoir. Un dispositif assez simple et peu coûteux de sensibilisation des familles à l'enjeu et d'envoi gratuit de livres semblait ainsi déjà contribuer significativement au développement de compétences langagières.
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