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Critique de 4bis


Ce livre est un coup de massue. Un énorme et très long coup de massue.

Très long parce qu'il fait 970 pages et que cela fait près de quatre semaines que je suis dessus. Arff ! La conclusion générale précise qu'il s'agit d'une « synthèse créatrice » « c'est-à-dire à visée scientifique et non « pédagogique » qui « récapitul[e], coordonn[e], clarifi[e], reformul[e] et orient[e] la recherche afin de féconder de nouveaux travaux ». Effectivement, on peut penser qu'elle soit utile aux chercheurs qui iront y piocher, la table des matières est très bien faite, le chapitre ou la section qui correspond à leur angle de réflexion. En goulue habituée à lire in extenso, j'ai tout avalé, ligne après ligne, répétitions et arguments martelés cinquante fois avec cinquante preuves différentes compris. Burp ! Alors oui, j'aurais préféré zapper la version scientifique et qu'on me livre direct le format pédagogique et efficace en collection « que sais-je », 128 pages ! J'espère pour vous que le résumé digeste est prévu par l'éditeur pour dans pas longtemps, parce que, ceci mis à part, c'est vraiment un livre essentiel et particulièrement dérangeant.

Les Structures fondamentales des sociétés humaines représentent un travail magistral. Plus de 1000 références à des travaux de chercheurs dans des domaines scientifiques aussi variés que la biologie, l'éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire, la sociologie, l'histoire, la linguistique, la psychologie, la psychanalyse, les neurosciences, l'épistémologie. Une accumulation fourmiliesque de données scientifiques visant à asseoir une thèse originale, inédite, révolutionnaire et… désespérante.

Je vous résume succinctement le problème. Depuis le début du 19e siècle, des chercheurs en anthropologie, ethnologie, psychologie, histoire et j'en passe explorent, étudient, observent différentes sociétés humaines plus ou moins éloignées de notre Occident. Leurs travaux s'accumulent, se contredisent et semblent, dans le bric-à-brac qu'ils finissent par constituer, rendre impossible le dégagement de principes universaux. Telle peuplade d'Amérique du Sud fait comme ceci, telle société esquimaute comme cela mais le dire, c'est encore faire fi des méthodes d'observation, des postulats idéologiques présidant à l'étude et de tant d'autres considérations.

Bref, il semblerait que la seule ligne de force qui se soit dégagée avec le temps est que les sociétés humaines évoluent au gré d'un arbitraire entièrement imbibé des cultures particulières de leurs sous-groupes respectifs. Que tout chez l'homme soit culture et que rien ne permette de prédire selon quel principe il évoluera. L'Histoire n'aurait comme seule caractéristique de ne jamais se répéter et les hommes de s'être émancipé de tout diktat d'origine biologique ou « naturelle ». Ce qui rend un peu vain l'étude de quoi que ce soit puisque tout semble aléatoire. Ce qui condamne de fait les sciences sociales à n'avoir de « science » que le nom puisque, dans ces conditions, aucun réel ne peut être objectivé et aucune loi générale tirée. Tout n'est jamais que point de vue, effet de regard, perspective. On comprend mieux les moqueries des copains qui suivaient un cursus scientifique et regardaient nos ambitions humanistes avec un mépris goguenard. Des adorateurs de sciences molles, voilà à quoi on était réduits.

On aurait pu en rester là sans le confinement qui aura laissé du temps à Bernard Lahire pour, dans la continuité d'une brillante carrière de chercheur, décider de dépasser cette vision et de doter les sciences sociales d'une assise plus solide. Il s'agit donc pour lui de trouver les invariants qui régissent le fonctionnement de toutes nos sociétés. On voit l'ambition du projet.

Sa méthode pour avancer ? Deux axes : Comparer l'humain avec d'autres organismes vivants d'une part et différentes sociétés humaines entre elle d'autre part. L'idée, aussi révolutionnaire qu'évidente, est que, en tant qu'êtres vivants, nous avons des caractéristiques communes avec d'autres êtres vivants et que nos points communs comme nos différences avec telle ou telle espèce animale, végétale ou même bactérienne peuvent informer nos comportements. de cette observation, un premier méta-fait : tous les organismes vivants sans exception vivent dans une interdépendance. Que ce soit pour subvenir à ses besoins vitaux ou se reproduire, aucun organisme n'est seul. Même Lucky-Luke a Jolly jumper (oups).

D'autres éléments découlent de ces observations. Par exemple, ce qui nous distingue de la mésange, c'est que, contrairement à elle, nous n'avons pas d'aile (désolée pour le spoil). Mais des bras. Et que, contrairement au lion, nous ne sommes pas à quatre pattes. Ce qui nous permet de nous servir de nos mains. Ceci combiné à une sociabilité importante, à une reproduction sexuée nécessitant un mâle et une femelle, une cohabitation de plusieurs générations en même temps, à une capacité à garder la mémoire d'un passé et surtout à porter des bébés (un à la fois en général) pendant 9 mois de gestation avant des les allaiter trèèès longtemps (on sent le vécu) et de s'en occuper jusqu'à leur autonomie relative c'est-à-dire pendant près de deux dizaines d'années (Arghhh !), tout ceci fait que notre espèce a des caractéristiques particulières qui ne sont propres qu'à elle, très différentes de celles de la baleine à bosse ou des abeilles. Certes.

Ca a l'air d'enfoncer des portes ouvertes mais ces considérations remettent en fait au centre de la réflexion la réalité corporelle effective de nos constitutions, le déterminisme relatif avec lequel nous évoluons au cours des millénaires. On est d'accord, si les humains avaient déposé des oeufs de leur futures progénitures dans le sable avant de retourner se baigner et de les laisser se débrouiller tout seuls comme le font les tortues de mer, notre réalité quotidienne n'aurait pas exactement la même dimension, n'est-ce pas ?

Evidemment, il faut prendre dans ce qui précède l'esprit de la démonstration et faire confiance à Bernard Lahire pour la mener de manière bien plus minutieuse et sérieuse que ce que je fais ici. Mais c'est l'idée.

On aboutit alors à une forme de cartographie des humains : en prenant en partage l'ensemble de cinq faits anthropologiques universels, le poids pondéré de telle ou telle loi (Lahire en pose 17) selon l'histoire et les circonstances de chaque groupe, on obtient un ensemble de coordonnées définissant son identité du moment. On aura donc remplacé le grand arbitraire par un vaste ensemble de possibles fruit de l'entrechoquement de lignes de force et de lois au nombre restreint et clos. Malgré la diversité des sociétés humaines, on aura dégagé des invariants.

Alors pourquoi est-ce fascinant et dérangeant ? Déjà parce que, de sa recension comparée des moeurs animales et humaines, Lahire pose une distinction essentielle entre social et culture. Il reprend des travaux démontrant que les animaux et nous avons une identité biologique et un comportement social. Que bien des observations que l'on peut faire chez l'homme se retrouvent également chez les animaux. Ainsi par exemple le soin apporté aux petits jusqu'à ce qu'ils sachent se débrouiller, les rivalités entre groupes, la manière très codifiée de résoudre un conflit sans flinguer son adversaire, ces éléments existent dans les sociétés humaines comme dans les sociétés animales et elles ne sont pas la seule conséquence d'une réalité biologique. Elles émanent d'une sociologie propre à chacun des groupes observés. On a constaté par exemple, des variations régionales dans le chant de telle ou telle espèce d'oiseau, un comportement différent chez des fourmis qui n'auraient pas eu les mêmes circonstances pour grandir que le reste de leurs comparses. le biologique et le social se combinent pour créer des comportements qu'hommes et animaux ont en partage.

La spécificité humaine ne naît pas de sa supériorité sur le reste du règne des vivants qui l'extrairait du biologique et lui donnerait à elle seule une condition sociale mais de sa longévité et de sa capacité à la symbolisation. Ces deux faits lui ont permis de se représenter le passé et d'imaginer le futur, de thésauriser le fruit de découvertes antérieures, de transmettre la connaissance acquise et ainsi, petit à petit de développer une conscience de son histoire, une culture donc. L'expressivité symbolique, la production de magico-religieux, d'artefacts sont quelques-unes des lignes de force propres à l'espère humaine.

Lahire utilise dans sa conclusion une image que je trouve parlante pour éclairer cette imbrication du biologique, du social et du culturel : « Pour faire comprendre l'essentiel de mon propos, je dirais que les sociétés humaines ont été d'emblée placées sur des rails du fait des propriétés de départ fortement dépendantes des propriétés biologiques de l'espèce, mais que les accumulations-transformations culturelles successives n'ont cessé de créer leur propre inertie (ce qui peut laisser penser, à tort, que tout vient de la culture et de l'histoire), avec cependant des rails qui sont toujours là et qui continuent à limiter l'action de la culture, même si celle-ci parvient parfois à déplacer quelques limites biologiques. »

Ce changement de perspective qui remet l'homme à sa place est déjà déstabilisant. Mais les conséquences qu'en tire Lahire sont encore plus perturbantes. Car, au final, les invariants définissant nos sociétés sont fondamentalement résumés à un enjeu de domination. Domination des parents, des ancêtres, des dieux, des structures étatiques sur les enfants, les jeunes, les humains, les assujettis. Domination des hommes sur les femmes. Des forts sur les faibles. Dominant, dominé. Tout peut se réduire à cela. La raison de cet universel est longuement, largement démontrée. Je n'y reviens pas sinon pour dire qu'elle est fortement dépendante de l'altricialité secondaire, soit le caractère longuement immature des petits d'homme qui nécessitent des soins supposant une organisation sociale particulière autour d'eux. En découlent le périmètre des mères autour des besoins des enfants (gestation, allaitement, première éducation), l'assimilation des femmes à cette sphère de vulnérabilité et d'immaturité. En découle aussi une relation de l'homme à ses parents faite de respect et de crainte, ces deux éléments se déportant analogiquement ensuite dans tous les systèmes sociaux et symboliques organisant la vie en groupe.

Boum ! Sidération devant pareilles conclusions. le coup de massue donc. En construisant patiemment une démonstration scientifique étayée par des comparaisons rigoureuses, on arrive à une conclusion que ne renierait pas le plus réactionnaire des populistes. Lahire parle de son travail comme du « plus risqué scientifiquement qu'il [lui a] été donné de faire ». Effectivement. Il va donc falloir prendre le risque de voir ces pensées captées par des « auteurs aux inclinations politiques plus conservatrices, et dans certains cas, clairement réactionnaires. » Car « s'il et important d'établir des lois, ce n'est pas pour glorifier leur caractère éternel ou baisser les bras devant le spectacles des multiples inégalités devenues historiquement insupportables, mais pour pouvoir imaginer comment s'en dégager, comment les maitriser et ne pas en être les victimes inconscientes. » Eviter donc de croire notre attelage emmené par des chimères, discerner les structures invariantes, faire avec cet existant, y compris pour inventer autre chose.

Le rôle des artefacts, tout ce que nous avons construit du premier arc à l'ordinateur sur lequel j'écris ou la maison où je me trouve, est essentiel pour cela. L'homme n'a pas d'aile mais a inventé les avions. Pas de poil, il a inventé les doudounes et les sacs de couchage en duvet. On pourrait donc imaginer dépasser les entraves biologiques d'une gestation et de soins contraignants afin d'aller vers une humanité émancipant les femmes de leur assignation reproductrice. Ce progressisme technologique me fait frémir encore davantage et Lahire ne le recommande pas exactement. Il en parle et souligne les conséquences qu'il aurait dans la transmission sociale et culturelle de nos pratiques. A tout le moins !

Encore sous le coup, je vois les conséquences de cette réflexion innerver petit à petit tout le champ du réel. Dans la discussion qui a vu naître ce projet de lecture après mon retour sur Par-delà Nature et culture de Philippe Descola, avait émergé la question de savoir si la psychanalyse résisterait à la structuration de grands axes universels à partir desquels procèderaient toutes les sociétés humaines. Oh que nous étions drôles, innocents agneaux, baguenaudant dans la plus naïve des félicités illusoires ! Paradoxalement, la psychanalyse résiste assez bien. Ses fondements, tant quand elle travaille la psyché individuelle que quand elle s'intéresse aux foules, aux sociétés, intègrent la dualité respect / crainte autour de la figure d'autorité, la corporéité essentielle, animale d'un être qui n'est pas que psychisme. Non, la psychanalyse résiste. Bien mieux en tout cas qu'un féminisme définissant la femme telle un homme comme les autres. Mieux qu'un humanisme prônant un amour universel et désincarné pour tout être vivant. Ce n'est pas que ce soit impossible, c'est juste qu'on n'est pas structurellement constitués pour que ça coule de source. Misère !
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