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EAN : 9782348077616
972 pages
La Découverte (24/08/2023)
4.39/5   18 notes
Résumé :
Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l’espèce et gouvernées par des lois générales ? Et si leurs trajectoires historiques pouvaient mieux se comprendre en les réinscrivant dans une longue histoire évolutive ?

En comparant les sociétés humaines à d’autres sociétés animales et en dégageant les propriétés centrales de l’espèce, parmi lesquelles figurent en bonne place la longue et totale dépendance de l’enfan... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Ce livre est un coup de massue. Un énorme et très long coup de massue.

Très long parce qu'il fait 970 pages et que cela fait près de quatre semaines que je suis dessus. Arff ! La conclusion générale précise qu'il s'agit d'une « synthèse créatrice » « c'est-à-dire à visée scientifique et non « pédagogique » qui « récapitul[e], coordonn[e], clarifi[e], reformul[e] et orient[e] la recherche afin de féconder de nouveaux travaux ». Effectivement, on peut penser qu'elle soit utile aux chercheurs qui iront y piocher, la table des matières est très bien faite, le chapitre ou la section qui correspond à leur angle de réflexion. En goulue habituée à lire in extenso, j'ai tout avalé, ligne après ligne, répétitions et arguments martelés cinquante fois avec cinquante preuves différentes compris. Burp ! Alors oui, j'aurais préféré zapper la version scientifique et qu'on me livre direct le format pédagogique et efficace en collection « que sais-je », 128 pages ! J'espère pour vous que le résumé digeste est prévu par l'éditeur pour dans pas longtemps, parce que, ceci mis à part, c'est vraiment un livre essentiel et particulièrement dérangeant.

Les Structures fondamentales des sociétés humaines représentent un travail magistral. Plus de 1000 références à des travaux de chercheurs dans des domaines scientifiques aussi variés que la biologie, l'éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire, la sociologie, l'histoire, la linguistique, la psychologie, la psychanalyse, les neurosciences, l'épistémologie. Une accumulation fourmiliesque de données scientifiques visant à asseoir une thèse originale, inédite, révolutionnaire et… désespérante.

Je vous résume succinctement le problème. Depuis le début du 19e siècle, des chercheurs en anthropologie, ethnologie, psychologie, histoire et j'en passe explorent, étudient, observent différentes sociétés humaines plus ou moins éloignées de notre Occident. Leurs travaux s'accumulent, se contredisent et semblent, dans le bric-à-brac qu'ils finissent par constituer, rendre impossible le dégagement de principes universaux. Telle peuplade d'Amérique du Sud fait comme ceci, telle société esquimaute comme cela mais le dire, c'est encore faire fi des méthodes d'observation, des postulats idéologiques présidant à l'étude et de tant d'autres considérations.

Bref, il semblerait que la seule ligne de force qui se soit dégagée avec le temps est que les sociétés humaines évoluent au gré d'un arbitraire entièrement imbibé des cultures particulières de leurs sous-groupes respectifs. Que tout chez l'homme soit culture et que rien ne permette de prédire selon quel principe il évoluera. L'Histoire n'aurait comme seule caractéristique de ne jamais se répéter et les hommes de s'être émancipé de tout diktat d'origine biologique ou « naturelle ». Ce qui rend un peu vain l'étude de quoi que ce soit puisque tout semble aléatoire. Ce qui condamne de fait les sciences sociales à n'avoir de « science » que le nom puisque, dans ces conditions, aucun réel ne peut être objectivé et aucune loi générale tirée. Tout n'est jamais que point de vue, effet de regard, perspective. On comprend mieux les moqueries des copains qui suivaient un cursus scientifique et regardaient nos ambitions humanistes avec un mépris goguenard. Des adorateurs de sciences molles, voilà à quoi on était réduits.

On aurait pu en rester là sans le confinement qui aura laissé du temps à Bernard Lahire pour, dans la continuité d'une brillante carrière de chercheur, décider de dépasser cette vision et de doter les sciences sociales d'une assise plus solide. Il s'agit donc pour lui de trouver les invariants qui régissent le fonctionnement de toutes nos sociétés. On voit l'ambition du projet.

Sa méthode pour avancer ? Deux axes : Comparer l'humain avec d'autres organismes vivants d'une part et différentes sociétés humaines entre elle d'autre part. L'idée, aussi révolutionnaire qu'évidente, est que, en tant qu'êtres vivants, nous avons des caractéristiques communes avec d'autres êtres vivants et que nos points communs comme nos différences avec telle ou telle espèce animale, végétale ou même bactérienne peuvent informer nos comportements. de cette observation, un premier méta-fait : tous les organismes vivants sans exception vivent dans une interdépendance. Que ce soit pour subvenir à ses besoins vitaux ou se reproduire, aucun organisme n'est seul. Même Lucky-Luke a Jolly jumper (oups).

D'autres éléments découlent de ces observations. Par exemple, ce qui nous distingue de la mésange, c'est que, contrairement à elle, nous n'avons pas d'aile (désolée pour le spoil). Mais des bras. Et que, contrairement au lion, nous ne sommes pas à quatre pattes. Ce qui nous permet de nous servir de nos mains. Ceci combiné à une sociabilité importante, à une reproduction sexuée nécessitant un mâle et une femelle, une cohabitation de plusieurs générations en même temps, à une capacité à garder la mémoire d'un passé et surtout à porter des bébés (un à la fois en général) pendant 9 mois de gestation avant des les allaiter trèèès longtemps (on sent le vécu) et de s'en occuper jusqu'à leur autonomie relative c'est-à-dire pendant près de deux dizaines d'années (Arghhh !), tout ceci fait que notre espèce a des caractéristiques particulières qui ne sont propres qu'à elle, très différentes de celles de la baleine à bosse ou des abeilles. Certes.

Ca a l'air d'enfoncer des portes ouvertes mais ces considérations remettent en fait au centre de la réflexion la réalité corporelle effective de nos constitutions, le déterminisme relatif avec lequel nous évoluons au cours des millénaires. On est d'accord, si les humains avaient déposé des oeufs de leur futures progénitures dans le sable avant de retourner se baigner et de les laisser se débrouiller tout seuls comme le font les tortues de mer, notre réalité quotidienne n'aurait pas exactement la même dimension, n'est-ce pas ?

Evidemment, il faut prendre dans ce qui précède l'esprit de la démonstration et faire confiance à Bernard Lahire pour la mener de manière bien plus minutieuse et sérieuse que ce que je fais ici. Mais c'est l'idée.

On aboutit alors à une forme de cartographie des humains : en prenant en partage l'ensemble de cinq faits anthropologiques universels, le poids pondéré de telle ou telle loi (Lahire en pose 17) selon l'histoire et les circonstances de chaque groupe, on obtient un ensemble de coordonnées définissant son identité du moment. On aura donc remplacé le grand arbitraire par un vaste ensemble de possibles fruit de l'entrechoquement de lignes de force et de lois au nombre restreint et clos. Malgré la diversité des sociétés humaines, on aura dégagé des invariants.

Alors pourquoi est-ce fascinant et dérangeant ? Déjà parce que, de sa recension comparée des moeurs animales et humaines, Lahire pose une distinction essentielle entre social et culture. Il reprend des travaux démontrant que les animaux et nous avons une identité biologique et un comportement social. Que bien des observations que l'on peut faire chez l'homme se retrouvent également chez les animaux. Ainsi par exemple le soin apporté aux petits jusqu'à ce qu'ils sachent se débrouiller, les rivalités entre groupes, la manière très codifiée de résoudre un conflit sans flinguer son adversaire, ces éléments existent dans les sociétés humaines comme dans les sociétés animales et elles ne sont pas la seule conséquence d'une réalité biologique. Elles émanent d'une sociologie propre à chacun des groupes observés. On a constaté par exemple, des variations régionales dans le chant de telle ou telle espèce d'oiseau, un comportement différent chez des fourmis qui n'auraient pas eu les mêmes circonstances pour grandir que le reste de leurs comparses. le biologique et le social se combinent pour créer des comportements qu'hommes et animaux ont en partage.

La spécificité humaine ne naît pas de sa supériorité sur le reste du règne des vivants qui l'extrairait du biologique et lui donnerait à elle seule une condition sociale mais de sa longévité et de sa capacité à la symbolisation. Ces deux faits lui ont permis de se représenter le passé et d'imaginer le futur, de thésauriser le fruit de découvertes antérieures, de transmettre la connaissance acquise et ainsi, petit à petit de développer une conscience de son histoire, une culture donc. L'expressivité symbolique, la production de magico-religieux, d'artefacts sont quelques-unes des lignes de force propres à l'espère humaine.

Lahire utilise dans sa conclusion une image que je trouve parlante pour éclairer cette imbrication du biologique, du social et du culturel : « Pour faire comprendre l'essentiel de mon propos, je dirais que les sociétés humaines ont été d'emblée placées sur des rails du fait des propriétés de départ fortement dépendantes des propriétés biologiques de l'espèce, mais que les accumulations-transformations culturelles successives n'ont cessé de créer leur propre inertie (ce qui peut laisser penser, à tort, que tout vient de la culture et de l'histoire), avec cependant des rails qui sont toujours là et qui continuent à limiter l'action de la culture, même si celle-ci parvient parfois à déplacer quelques limites biologiques. »

Ce changement de perspective qui remet l'homme à sa place est déjà déstabilisant. Mais les conséquences qu'en tire Lahire sont encore plus perturbantes. Car, au final, les invariants définissant nos sociétés sont fondamentalement résumés à un enjeu de domination. Domination des parents, des ancêtres, des dieux, des structures étatiques sur les enfants, les jeunes, les humains, les assujettis. Domination des hommes sur les femmes. Des forts sur les faibles. Dominant, dominé. Tout peut se réduire à cela. La raison de cet universel est longuement, largement démontrée. Je n'y reviens pas sinon pour dire qu'elle est fortement dépendante de l'altricialité secondaire, soit le caractère longuement immature des petits d'homme qui nécessitent des soins supposant une organisation sociale particulière autour d'eux. En découlent le périmètre des mères autour des besoins des enfants (gestation, allaitement, première éducation), l'assimilation des femmes à cette sphère de vulnérabilité et d'immaturité. En découle aussi une relation de l'homme à ses parents faite de respect et de crainte, ces deux éléments se déportant analogiquement ensuite dans tous les systèmes sociaux et symboliques organisant la vie en groupe.

Boum ! Sidération devant pareilles conclusions. le coup de massue donc. En construisant patiemment une démonstration scientifique étayée par des comparaisons rigoureuses, on arrive à une conclusion que ne renierait pas le plus réactionnaire des populistes. Lahire parle de son travail comme du « plus risqué scientifiquement qu'il [lui a] été donné de faire ». Effectivement. Il va donc falloir prendre le risque de voir ces pensées captées par des « auteurs aux inclinations politiques plus conservatrices, et dans certains cas, clairement réactionnaires. » Car « s'il et important d'établir des lois, ce n'est pas pour glorifier leur caractère éternel ou baisser les bras devant le spectacles des multiples inégalités devenues historiquement insupportables, mais pour pouvoir imaginer comment s'en dégager, comment les maitriser et ne pas en être les victimes inconscientes. » Eviter donc de croire notre attelage emmené par des chimères, discerner les structures invariantes, faire avec cet existant, y compris pour inventer autre chose.

Le rôle des artefacts, tout ce que nous avons construit du premier arc à l'ordinateur sur lequel j'écris ou la maison où je me trouve, est essentiel pour cela. L'homme n'a pas d'aile mais a inventé les avions. Pas de poil, il a inventé les doudounes et les sacs de couchage en duvet. On pourrait donc imaginer dépasser les entraves biologiques d'une gestation et de soins contraignants afin d'aller vers une humanité émancipant les femmes de leur assignation reproductrice. Ce progressisme technologique me fait frémir encore davantage et Lahire ne le recommande pas exactement. Il en parle et souligne les conséquences qu'il aurait dans la transmission sociale et culturelle de nos pratiques. A tout le moins !

Encore sous le coup, je vois les conséquences de cette réflexion innerver petit à petit tout le champ du réel. Dans la discussion qui a vu naître ce projet de lecture après mon retour sur Par-delà Nature et culture de Philippe Descola, avait émergé la question de savoir si la psychanalyse résisterait à la structuration de grands axes universels à partir desquels procèderaient toutes les sociétés humaines. Oh que nous étions drôles, innocents agneaux, baguenaudant dans la plus naïve des félicités illusoires ! Paradoxalement, la psychanalyse résiste assez bien. Ses fondements, tant quand elle travaille la psyché individuelle que quand elle s'intéresse aux foules, aux sociétés, intègrent la dualité respect / crainte autour de la figure d'autorité, la corporéité essentielle, animale d'un être qui n'est pas que psychisme. Non, la psychanalyse résiste. Bien mieux en tout cas qu'un féminisme définissant la femme telle un homme comme les autres. Mieux qu'un humanisme prônant un amour universel et désincarné pour tout être vivant. Ce n'est pas que ce soit impossible, c'est juste qu'on n'est pas structurellement constitués pour que ça coule de source. Misère !
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Et donc voilà. Il n'y a plus qu'à attendre la sixième extinction de masse.
Ou l'avénement d'une astrophysique nous permettant de passer par des trous de vers astraux pour aller s'hybrider avec d'autres espèces, dans les multivers.
Ou attendre une sorte de catharsis générale qui passerait par une psychanalyse obligatoire, la création d'artefacts libérateurs de la procréation, de l'accouchement et de tout ce qui s'en suit.
Ou refondre les structures de la division du travail et mettre toutes les familles sous tutelle. Pratiquer une lutte politique sans pitié contre l'ethno-centrisme et faire de la poésie une priorité mondiale.
Et éradiquer l'altricialité secondaire.

Les structures fondamentales des sociétés humaines est un ouvrage majeur. On parlera du « Lahire » pendant des décennies universitaires, on le rangera au coté de Darwin, Durkheim, Marx, Freud, Levi-Strauss, Testart, Elias, Bourdieu. On le sortira de temps en temps pour lui faire prendre l'air.
À moins, à moins, chers lecteurs que vous ne le lisiez en nombre, qu'il soit l'occasion de débats féconds et multiples, qu'il devienne l'ouvrage anthropologique, ethnologique, éthologique, social et politique de référence et qu'il contribue, car c'est la seule issue, à faire bouger massivement les lignes de forces structurelles qu'il explicite. Il deviendrait alors l'équivalent de l'Ethique sur le plan philosophique : comprendre comment les choses fonctionnent est la seule solution pour recouvrer un chouia de liberté !

Je l'ai lu en plusieurs fois : une centaine de pages avant fin 2023. Je l'ai repris par la fin (Conclusion générale et Post-scriptum) il y a trois semaines. Puis j'ai lu le billet génial d' Hélène @4bis. Je l'ai repris dimanche matin et puis voilà.
950 pages fluides et passionnantes, ça peut se lire assez vite ( compter entre 20 et 30 heures de lecture quand-même).
Il est hors de question que je plagie ou que je résume le résumé d'Hélène. Je vais donc prendre l'ouvrage latéralement et succinctement. Il y a donc une introduction générale, 22 chapitres, une conclusion etc.

« La réalité, c'est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d'y croire. »
Nous dit en exergue Philip K. Dick et il faudra toujours garder cette phrase à l'esprit.
Bernard Lahire se refuse à écrire une tautologie …Mais c'est pourtant ce qu'il fait.
Je pense que l'on peut lire très rapidement, voir sauter à pied joint la première partie qui fait s'entrecroiser méthodologie, définition , légitimation , mises en perspectives, méta-lois, lois, principes et invariants. Elle est surtout destinée aux universitaires et aux chercheurs. Lahire explique longuement comment il a procédé, ce que sont les faits sociaux, son champs d'étude, l'irréductibilité de la pluralité théorique ( ce qui ne l'empêche pas de dezinguer Deleuze et Guattari, entre autres), sa lutte contre le relativisme etc.
Il désigne aussi dans quel lignage sociologique il se situe : Radcliffe-Brown, Lévi-Stauss, Héritier, Godelier et surtout Alain Testart.

Les choses sérieuses commencent à la page 247 qui ouvre la deuxième partie : « Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant »
Il met en évidence le « Fait de l'altrialité secondaire » qui désigne un fait biologique qui conditionne nombre de contraintes sociales de l'espèce humaine : le petit humain est très longuement dépendant de sa mère/ de son père puis de son entourage. C'est ce qu'il appelle un « Fait anthropologique ».
Puis il va distinguer dix « lignes de force » ( exemple 8: Ligne de force des rapports de domination) avec leurs variations historiques et des lois générales (Loi de la conservation-reproduction-extension par exemple).
La loi de l'attraction des semblables est assez rigolotes:
« En France, ce sont les travaux du démographe Alain Girard qui ont, les premiers, commencé, à la fin des années 1950, à dégager la loi de l'attraction semblables concernant le mariage :
Dans le cadre de l'Institut national des études démographiques, Alain Girard, à la fin des années 1950 - époque où le travail empirique était mal reconnu dans le champ sociologique -, a voulu connaître les principes de la sélection matrimoniale. Aussi, grâce à une enquête portant sur les premiers mariages, estime-t-il les différences et les ressemblances entre les partenaires. « Cherchant des éléments de réponse à la question "qui épouse qui?"», il observe que les « contraintes sociales, l'influence du milieu jouent partout pour limiter très fortement la liberté de choix d'un conjoint par les individus » de telle sorte qu'entre « deux lois opposées, l'attraction des semblables ou l'affinité des contraires, c'est la première qui l'emporte très nettement dans la France contemporaine du point de vue des caractères sociaux des conjoints » [...] Pour Alain Girard, l'homo-gamie reflète le poids des contraintes spatiales et sociales : « La liberté de l'individu... reste enserrée de toute part, aujourd'hui comme hier, dans un réseau étroit de probabilités et de déterminismes qui poussent moins encore à choisir qu'à trouver un conjoint qui lui soit aussi proche que possible »
C'est cette loi fondamentale de l'attraction sociale des proches que théorisait Pierre Bourdieu avec ses concepts d'habitus et d'espace social »

A l'attraction des semblables s'ajoute l'implacable Loi de la domination masculine !!!
Comme je ne veux pas vous perdre, je vais aller à l'essentiel:
« Ne vous intéressez pas sexuellement à ceux que vous avez intimement connus dans vos premières années de vie » etc.

Dans la deuxième partie de cette deuxième partie, Lahire va démonter que l'espèce humaine ne diffère pas structurellement des autres espèces (par exemple de l'hippopotame page556) mais, mais, mais…il y a des différences notables:
Langage verbale, capacité d'abstraction, accumulation culturelle, création d'artefacts ( fusil à pompe, iPhone, raquette de squash etc.) et création d'institutions. Je cite:

« Ce n'est sans doute pas un hasard si les espèces animales jugées particulièrement intelligente (d'un point de vue anthropocentrique) par les éthologues, parce que capables de résoudre des problèmes divers et variés, de garder en mémoire de très nombreuses informations, de manipuler et parfois même de fabriquer des outils ou autres artefacts, etc., sont des espèces qui conjuguent altricialité (longue période de développement, dépendance à l'égard des adultes, soins parentaux et même allo-parentaux), vie relativement longue et cerveaux relativement gros comparativement à des espèces proches. C'est le cas des corvidés (corbeau, geai, corneille, etc.) par exemple ou de nombreux mammifères tels que les éléphants, les dauphins ou les primates non humains?. Mais ces propriétés, portées à un plus haut degré, sont caractéristiques aussi de l'espèce humaine : altricialité secondaire avec ralentissement du développement, très longue période de dépendance, et donc de subordination, à l'égard des parents et très gros cerveau.
Tant qu'on ne saisit pas le lien intime entre ces différentes propriétés de l'espèce humaine, on ne peut véritablement comprendre que l'altruisme, l'empathie et la forte capacité d'apprentissage, autant de traits qu'à peu près tout le monde s' accorde à trouver « positifs », et la dépendance ou la domination, qu'on perçoit souvent comme des traits négatifs, ne sont que les deux faces d'une seule et même pièce. Aucun mammifère altriciel, et les humains pas plus que les autres, n'échappe à cette équation, même si l'espèce humaine est la seule à pouvoir la juger et la critiquer »

La troisième partie de l'ouvrage enfonce définitivement le clou de la Domination:
Lahire nous parle des animaux et je retrouve avec plaisir les travaux de Stépanoff et Morizot. Pour faire très court : chez les bestioles, la domination est partout: « Qui mange qui? » mais pas seulement.
Par exemple les poules (travaux célèbres de la hiérarchisation par coups de bec, Schjelderup-Ebbe page 673)
Chez les humains c'est évidemment bien pire:
Haut/bas, Dessus/dessous, Sec/humide, Actif/passif, Mobile/immobile etc.
Et puis surtout:
Parent/enfant,
Homme/femme :
«  Ces faits que j'ai rapportés, à propos des écrevisses, des chimpanzés et des loups, et qui sont à peu près totalement ignorés par les chercheurs en sciences sociales, montrent que la domination des mâles sur les femelles n'est pas qu'une affaire culturelle et historique, bien que la culture et l'histoire ajoutent leur propre force et leur propre inertie au rapport social de domination. Ces faits de domination sont - comment le dire autrement? - indissociablement biologiques et sociaux, mais pas strictement culturels ou historiques.
Pierre Bourdieu se trompait donc en faisant de la domination masculine un produit purement arbitraire, culturel et historique. L'observation des rapports de domination entre mâles et femelles dans de nombreuses espèces prouve que de tels rapports précèdent de loin l'avènement des capacités de symbolisation, de la culture et donc de l'histoire. »(Page 811)
Vieux/jeunes (domination par l'antériorité),
Détenteurs des pouvoirs magico-religieux, politiques, ethnocentrisme , division du travail etc
La domination est partout, de toutes époques et dans tous les lieux.
Depuis le Paléolithique et même avant.

Alors, très chers lecteurs, que fait-on à présent qu'on a compris le truc ?
Je sollicite votre imagination (comme le suggère Bernard Lahire) pour trouver des contre-poids, des contre-feux…
Mais c'est un peu foutu non?
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Ce livre de Lahire est un gros pavé de 960 pages pour établir les fondements des sociétés humaines. Il est passionnant et révolutionnaire et j'en ai complètement abandonné mon polar !

L'ouvrage est divisé en trois parties :
1) Critique des sciences sociales (sociologie, ethnologie) qui, aujourd'hui, en sont venues à renoncer au réalisme et prônent un relativisme culturel absolu et donc un statut particulier dans le monde scientifique. A l'inverse, Lahire va poser des principes et des invariants à partir desquels il organise les connaissances acquises. Surtout, il s'appuie sur d'autres disciplines que les sciences sociales, la biologie évolutive, l'éthologie, la paléoanthropologie pour faire un pas de côté et permettre des comparaison inter-espèces qui sont très révélatrices.
2) La deuxième partie "Ce que les sociétés doivent à la longue histoire du vivant" est la plus intéressante à mon avis et montre les grands faits anthropologiques, les lignes de forces et les lois sur lesquels on peut s'appuyer pour comprendre les sociétés. J'y reviendrai.
3) Il étudie enfin un certain nombre de faits sociaux concrets qui illustrent ces lois dans le foisonnement des expressions sociales.

Lahire pose cinq grands faits anthropologiques avec leurs conséquences :
- l'altricialité secondaire i.e. le fait que le nouveau-né humain naisse dans un état d'absolue dépendance vis-à-vis de ses parents et que cela se prolonge pendant plusieurs années. Cet état de fait a d'énormes conséquences : la nécessité d'un groupe parental resserré avec une stabilité relative du groupe familial, la nécessité de prendre soin des enfants et des mères, avec donc le développement de l'altruisme, la nécessité d'une socialisation de l'enfant, l'omniprésence des rapports de domination (parents-enfants d'abord, hommes-femmes ensuite car c'est sur les femmes que repose malgré tout l'essentiel du soin des enfants)
- le fait de la séparation des deux sexes, avec la division du travail reproductif, différenciation sexuée des rôles, différences comportementales et statutaires
- La socialité de l'espèce, due pour une bonne part à l'altricialité
- L'historicité de l'espèce, avec une culture cumulative et la transmission culturelle intergénérationnelle
- La longévité, avec la possibilité d'accumuler des expériences et la possibilité de transmettre ses expériences à deux générations

A partir de ces faits anthropologiques, Lahire relève dix lignes de force qui structurent les sociétés :
- Des moyens de production profondément collectifs
- Des rapports de parenté sous le signe de la dépendance et de la domination, avec un rôle important de socialisation par les parents
- Des rapports hommes-femmes marqués par la division sexuelle du travail et la domination des hommes sur les femmes
- de la socialisation et transmission culturelle
- de la production d'artefacts. La faiblesse physique de l'homme entraîne une compensation culturelle et surtout artefactuelle
- de l'expressivité symbolique, avec le développement relativement autonome du religieux, politique, juridique, esthétique.
- Des rites et des institutions : il existe des rites chez les animaux (parades nuptiales, rituels de réconciliation, de soumission…). Leur fonction est de fixer certains comportements avec les obligations et les sentiments qu'ils impliquent. L'institution est une association de pratiques (rites) et de discours (mythes) et est un puissant moyen de stabilisation des rapports sociaux
- Des rapports de domination : plus la société se différencie, plus les rapports de domination se différencient (notamment la nature de cette domination)
- du magico-religieux qui renvoie aux capacités symboliques de l'être humain. Il a partie liée avec l'immaîtrisable et la conscience de l'impuissance de l'homme
- de la différenciation sociale des fonctions/division sociale du travail : cela entraîne une altricialité tertiaire car les hommes sont dépendants de choses qu'ils n'ont pas fabriquées et ne savent pas fabriquer

Il dégage ensuite presque une vingtaine de lois sociales, qui permettent de voir comment et dans quelle mesure les sociétés humaines varient autour de ces invariants.

Pour reprendre un peu les discussions entamées avec les critiques de 4bis et michel69004, je dirai que "malheureusement", Lahire est très convainquant dans ses argumentations. Je suis très attachée à la nécessité d'avoir recours à la biologie évolutive et à l'éthologie pour savoir d'où l'on part éventuellement, y compris pour des faits qui semblent spécifiques à l'espèce homo - et qui ne le sont pas. Il faut donc faire avec les rapports de domination omniprésents, en particulier hommes-femmes, avec la préférence du nous contre le eux, et autres éléments gênants. Cependant, je pense qu'on peut s'appuyer sur le développement de l'altruisme, autre conséquence de l'altricialité et sur le fait qu'il y a une boucle rétro-active du social/culturel et du biologique. On le voit bien avec les inventions (biberon, lait maternisé, crèches, etc.) qui ont pu permettre un desserrement des rapports de domination hommes-femmes, du moins dans certaines sociétés. Il ne faut donc pas abandonner !
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J'avoue que, en tant que scientifique de formation, j'étais convaincu d'avance par ce livre. En effet, l'auteur ne propose pas moins que de refonder toute la sociologie sur une base plus scientifique et moins littéraire, en empruntant à d'autres disciplines : biologie, zoologie, éthologie, anthropologie, primatologie, et même la chimie et la physique.
Malgré cela, l'auteur reste profondément amoureux de sa discipline, et, s'il critique bon nombre de sociologues (parfois en les nommant, parfois non), il en loue beaucoup d'autres, et il n'hésite pas à reprocher parfois aux scientifiques auxquels il emprunte des idées de ne pas assez… s'inspirer des sociologues !

Le livre est très bien documenté, et très actuel (l'état de l'art est parfaitement dressé).
Le livre contient de nombreuses citations, et retrace l'histoire des idées, si bien qu'après l'avoir refermé, vous aurez le bénéfice d'avoir lu plusieurs livres en même temps.
Personnellement, il explique pas mal de choses que j'avais déjà remarquées, et en particulier le fait que, malgré toute la diversité culturelle et historique des peuples, il y a un certain nombre de faits qu'on retrouvent presque toujours et qui semblent indépassables (ce qui est parfois assez frustrant quand on est un peu idéaliste). le plus connu et le plus visible d'entre eux à l'heure actuelle, en 2024, ce sont les rapports de domination, et en particulier de l'homme sur la femme. En lisant ce livre vous comprendrez pourquoi, et aussi pourquoi il y a des exceptions.

Les seuls reproches que je pourrais faire au livre sont :
* l'absence totale d'illustration (à part une image assez ridicule d'une hélice pour expliquer le concept de ligne de force). A l'époque de Darwin, cela était acceptable (pourtant même Darwin avait dessiné un arbre phylogénétique dans l'Origine des Espèces, ce qui n'est pas rien), mais en 2024 ?! Partant du fait qu'un « dessin vaut mieux qu'un long discours », le livre aurait gagné en clarté en particulier pour tous les lecteurs qui ont une mémoire visuelle. Par exemple un organigramme reliant les « lignes de forces » aux « lois ». de même, il n'y a pas de frise chronologique, pas de liste à puces, et je ne compte que deux tableaux.
* la dernière partie, qui est sensée illustrer l'effet des Lois Sociologiques sur les sociétés humaines, ne fait pas assez référence aux lois précédemment énoncées, et pour certains sujets (comme l'altricialité secondaire, ou la domination par l'antériorité) il y a une étude bibliographique assez poussée qui aurait mieux trouvé sa place dans la première partie. Ça donne un curieux sentiment de « digression en arrière ». Un exemple symptomatique : l'origine du mot altricialité, martelé tout au long du livre, n'est expliqué qu'au 3/4 (spoiler : il vient de l'anglais altricial, du latin altrix, la nourrice). Je pense que si le livre avait été écrit en collaboration avec une deuxième personne, cela aurait pu être évité.
* le livre est écrit par une seule personne. Alors certes, il s'agit d'une synthèse, qui gagne donc en homogénéité à émaner d'une seule personne, et de très nombreux auteurs sont cités, donc on peut considérer au contraire que le livre a été écrit « à mille mains ». Mais, alors même que le livre parle du caractère indépassable de la relation de domination (parents-enfants, homme-femme, État-individu), et sachant que l'auteur lui-même s'est illustré dans son parcours contre la domination et les inégalités (en particulier à l'école), on aurait pu espérer un geste allant dans ce sens. Un homme, âgé, un professeur, l'Ecole Normale Supérieure… on est un peu dans le cliché, ou, pour reprendre les mots de l'auteur, en plein dans « l'invariant sociologique » ! Pourquoi ne pas avoir demandé à Laure Flandrin par exemple ?
* Enfin, de nombreux exemples sont pris dans les sociétés traditionnelles (sans État, sans richesse), et assez peu dans le monde urbain contemporain. Pourtant, c'est dans celui-ci que 99% de son lectorat vit. Par exemple, à un moment le livre parle de la diminution relative de domination des aînés sur les cadets, à cause du développement technologique rapide qui rend le savoir des aînés caduque. Puis il modère ce propos en rappelant que même les entreprises de jeunes startupeurs ont leur capital possédés par de vieux investisseurs. Et… c'est tout ! Il aurait fallu à minima citer les fonds de pension, puis insister sur la confiscation de la richesse et du patrimoine par les anciens, aggravée par l'allongement de l'espérance de vie, en citant des sociologues ou des économistes modernes (Piketty et exemple, qui est cité ailleurs sur ce sujet, mais très brièvement). On se demande si ce sujet ne mettrait pas l'auteur mal à l'aise ? :- P
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Bernard Lahire offre une synthèse magistrale de connaissances par ailleurs largement éparpillées relevant de la biologie et de la sociologie. Il cherche à montrer que des connaissances solides et cumulatives sont possibles en sciences humaines. Il soutient ainsi une conception réaliste des sciences sociales  et veut sortir de l'impasse où des visions strictement constructivistes et relativistes nous ont conduits. Son projet consiste en outre à montrer qu'il n'y pas de différence de nature fondamentale entre l'homme et les animaux non humains, que les racines du social sont présentes chez les animaux et que la sociologie trouve ses fondements dans la biologie sans perdre pour autant ses caractères propres.

Ce livre très pédagogique a le mérite de donner à réfléchir et de fournir un cadre de réflexion global pour aborder les questions qui se posent à nous aujourd'hui face au nouveau monde qui émerge péniblement des changements profonds que nous traversons. Il me semble être complémentaire de  l'ouvrage Biocivilizations de Predrag B. Slijepcevic que je viens de lire récemment et constitue avec lui un diptyque très stimulant.

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critiques presse (4)
NonFiction
12 février 2024
Le tableau est sévère et sans concession : pourquoi les sciences sociales, et en particulier la sociologie contemporaine, se sont-elles à ce point enfermées dans des domaines spécialisés et compartimentés (industrialisation, bureaucratisation, scolarisation, urbanisation…), se coupant ainsi des grandes questions existentielles sur les origines, les grandes propriétés et le devenir de l’humanité ?
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NonFiction
03 octobre 2023
"Les Structures fondamentales des sociétés humaines" a choisi d’aborder le monde social au prisme des propriétés générales de l’espèce humaine et de son histoire évolutive.
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Liberation
04 septembre 2023
Le sociologue Bernard Lahire tente de cerner les Structures fondamentales des sociétés humaines, ce qui nécessite d’identifier des schémas communs à l’ensemble du vivant : inégalité, dépendance, division du travail…
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LeMonde
30 août 2023
Formidable synthèse qui imprimera sa marque dans le cours sinueux de sciences humaines toujours en quête de scientificité, l’ouvrage convainc souvent.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
La thèse centrale de l’ouvrage

La thèse centrale de cet ouvrage est qu’une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu’à partir du mode de reproduction (au double sens de reproduction biologique et culturel) et de développement ontogénétique de l’espèce, et notamment de la situation d’altricialité secondaire propre à l’homme (lente croissance extra-utérine du bébé humain entraînant une très longue période de dépendance), prolongée par une altricialité tertiaire (voire d’altricialité permanente, renvoyant à des capacités d’apprentissage tout au long de la vie et à la dépendance permanente à l’égard des autres membres du groupe social et de sa culture accumulée), conjuguée avec une série d’autres propriétés partagées par de nombreux autres mammifères ou, au contraire, très spécifiques (vie terrestre, mobilité, bipédie et libération des mains, pouces opposables, plasticité cérébrale, partition des sexes et reproduction sexuée mais sans période de rut, viviparité, grossesse longue, uniparité, longévité, symétrie bilatérale, capacités langagières-symboliques et artefactuelles, cumulativité culturelle).
Nous verrons que c’est dans la situation d’altricialité secondaire que s’originent ces rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de dépendance-domination. Couplée avec la capacité, inédite dans le règne animal, à une certaine cumulativité culturelle qu’en grande partie elle rend possible, l’altricialité secondaire a renforcé l’opposition entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les majeurs et les mineurs, les grands et les petits, les aînés et les cadets, de même qu’entre les ancêtres disparus et les vivants, entre l’antériorité (des personnes et des choses) et la postériorité, etc. Et cette matrice fondamentale, on le verra, a eu des conséquences majeures d’un point de vue magico-religieux, politique et économique tout au long de l’histoire des sociétés humaines. L’écart entre parents et enfants, vieux et jeunes, etc. va au cours de l’histoire d’autant plus s’affirmer et se creuser que la culture accumulée est grande, et que la dépossession et la dépendance des nouvelles générations vis-à-vis des anciennes générations s’accroissent.
Le constat que pas une société humaine connue n’ait été dépourvue de rapports de domination (quelle qu’en soit la forme culturelle) devrait constituer un fait plus que troublant pour une vision hyper-constructiviste qui soutient l’idée d’une transformation historique permanente et imprévisible des sociétés. Et nous verrons que même les rapports hommes-femmes, marqués dans toutes les sociétés connues par une balance déséquilibrée des pouvoirs (une « valence différentielle des sexes », selon l’expression de Françoise Héritier) qu’il faut bien désigner par le terme de « domination masculine », ne sont pas sans lien avec les conséquences de l’altricialité secondaire dont la gestion a longtemps pesé principalement sur les femmes (avec la gestation, l’allaitement, les soins aux nourrissons, et le fait qu’elles soient durablement associées au pôle dépendant, dominé, vulnérable, faible, etc.).
Comme je l’ai déjà souligné, l’objectif ultime de cet ouvrage est de proposer un cadre intégrateur des travaux de sciences sociales, un « paradigme », en vue d’étudier de façon plus pertinente ce que l’on peut appeler le « système social humain », ou ce que le primatologue Bernard Chapais nomme, de façon très suggestive, la « structure sociale profonde [65] » propre à l’espèce humaine. L’anthropologue Alain Testart – qui cherchait à appréhender l’ensemble des sociétés humaines connues par la préhistoire et l’archéologie, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie dans son projet de sociologie générale – parlait quant à lui de la « science générale de la société » que visaient initialement les anthropologues évolutionnistes du XIXe siècle, suivis de Durkheim, de Radcliffe-Brown ou de Lévi-Strauss [66] . Mais, à la différence de Testart, je fais le pari que ce paradigme nécessite de prendre fermement appui à la fois sur des comparaisons inter-sociétés, comme il l’a fait, mais aussi sur des comparaisons inter-espèces, avec la prise en compte d’un certain nombre de propriétés indistinctement biologiques et sociales propres à l’espèce humaine.
En réalisant ce travail, je ne vais rien dire d’autre au fond que les auteurs, vivants ou morts, des nombreux travaux cités ou les lecteurs de ces travaux ne savent ou ne savaient déjà en partie. Comment pourrait-il en aller autrement puisque c’est grâce à leurs travaux que le mien a été rendu possible ? Cependant, pour détourner une formule de Bourdieu, je pourrais dire qu’ils le savent, mais d’une manière telle qu’ils ne le savent pas vraiment. Ils le savent mais de façon trop isolée, particularisée ; ils le savent mais le pensent dans le langage du particularisme d’époque ou de la spécificité des types d’objets qu’ils étudient. Dégager le général, formuler des lois, c’est purifier les mécanismes ou les logiques à la manière d’éléments pris dans les minerais et leur gangue. Cela permet d’assurer les appuis et de créer les conditions pour ne pas repartir en permanence de zéro, de ne pas redécouvrir ce qui a déjà été mille fois mis en évidence. Pour le dire en un mot, cette opération est la seule manière de rompre avec la logique wébérienne infernale de l’éternelle jeunesse des sciences sociales.
Dans toutes les sociétés humaines connues, il y a des processus de socialisation (apprentissage-mémorisation), des rapports parents-enfants, une différenciation sexuelle et des rapports sexuels, des interactions sociales, du langage, de la fabrication, de l’usage et de l’accumulation d’artefacts, de savoirs et de techniques, et donc de l’histoire, des êtres humains qui dorment et qui rêvent, de la division du travail ou de la différenciation des fonctions (plus ou moins hiérarchisées), des institutions et des groupes eux-mêmes en partie liés à la différenciation sociale des fonctions ou des activités, des relations d’interdépendance plus ou moins équilibrées entre individus ou entre groupes, des tensions entre des « nous » et des « eux », des rapports de domination plus ou moins institutionnalisés, des formes de magico-religieux, etc. Tout cela sera au cœur de ma réflexion.
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Le cas des suricates, mangeurs de scorpions, est particulièrement intéressant. Les adultes apprennent aux petits comment faire avec les dangereux scorpions en les habituant progressivement à les manipuler, à jouer avec eux, tout d'abord en retirant leur dard, dont la piqûre peut être très douloureuse, voire mortelle, puis progressivement en les laissant les tuer en situation réelle. [...] Cela suppose une situation clairement pédagogique, qui s'apparente à un jeu ou à une simulation, puisque la situation d'apprentissage est contrôlée par les adultes et dépourvue au départ de danger. Le fait aussi que l'adulte modifie son comportement en fonction de l'âge de sa progéniture, pour qu'elle puisse apprendre en toute sécurité, est la marque d'une relation pédagogique.
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En tant qu'elles reposent sur des rapports de domination et ont, pour cette raison, été hiérarchisées, les classes sexuelles et les classes d'âge si caractéristiques des sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesses, préfigurent d'une certain façon toutes les autres, et notamment les classes dites « sociales », qui sont fondées, d'abord et avant tout, sur l'exploitation des dominés par les dominants, et engendrent des écarts de richesse (économique et culturelle). Non pas que les sociétés de classe étaient inscrites dans le destin des premières sociétés, mais la domination de classe n'a pas inventé la domination ni la hiérarchie ; elle est une façon de transférer des relations de dépendance-domination préexistantes sur le terrain en expansion de la propriété des bien matériels.
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Paradoxalement, alors qu'elles se vivent comme des entreprises progressistes et libératrices, les sciences humaines et sociales, en séparant l'humanité de toutes les autres espèces animales, renouent avec une vision quasi théologique qui cherche à nier par tous les moyens possibles le principe darwinien de continuité du vivant.
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Dans son célèbre tableau intitulé D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898), le peintre Paul Gauguin représentait, dans une lecture de droite à gauche, les différents âges de la vie humaine. Un bébé entouré de trois femmes, un adulte cueillant un fruit et une vieille femme, avec une plus jeune à ses côtés, symbolisent les différentes étapes d’une vie qui commence par une longue période de dépendance de l’enfant vivant sous protection adulte constante, se poursuit par une vie adulte productive et nourricière (on voit une enfant à la gauche du cueilleur manger un fruit) et s’achève par une relative dépendance de la personne âgée qui a ou aura, elle aussi, besoin de l’aide d’autrui. Au cœur de la vie humaine, nous verrons que cette dépendance a contribué à forger les structures fondamentales des sociétés humaines.
Elle signale encore sa présence dans la toile de deux autres manières : d’abord avec la grande statue de couleur gris-bleu, qui rappelle l’habitude humaine de se placer sous la protection et la dépendance de forces supranaturelles (ancêtres, esprits ou divinités) ; mais aussi avec l’ensemble des animaux domestiqués (chèvre, chats, chien) qui vivent dans une relation de dépendance à l’égard des humains. Par ailleurs, un détail du tableau – l’oiseau blanc à l’extrême gauche, qui tient un lézard sous ses griffes – nous rappelle que les rapports d’interdépendance entre espèces sont aussi des rapports bruts de domination, avec des prédateurs et des proies…
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Bernard Lahire vous présente son ouvrage " Les structures fondamentales des sociétés humaines" aux éditions La Découverte. Entretien avec Jean Petaux.
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Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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