Le chant de Dolorès

Le divorce, j’ai marmonné. Tu jettes quatre ans de ta vie dans un verre d’eau et tu la regardes se dissoudre comme un cachet d’Alka-Seltzer.

J’avais passé six ans dans cette chambre, six ans de rage, à me gaver de nourriture pour essayer d’oublier ma souffrance. Je comprenais à présent pourquoi maman s’était battue bec et ongles pour que j’aille à l’université –et m’avait laissée l’insulter, la déchirer avec mes mots cinglants quand on se bagarrait, elle et moi, parce que je refusais d’aller à l’école. Maman avait compris que la maison de grand-mère était dangereuse –avec ses meubles pesants et ses épais rideaux qui vous coupaient du monde, vous étouffaient, vous rendaient monstrueux et féroce comme un animal pris au piège.

Je ne savais que trop bien ce que la graisse et la solitude pouvaient vous faire, elles pouvaient vous transformer en une personne que vous haïssiez.

Ce soir-là, il a voulu me sodomiser par terre, dans le camion. J’ai posé ma joue contre la moquette qui sentait les produits chimiques, et j’ai récité mentalement des choses que j’avais apprises à l’école. Sept fois huit cinquante-cinq, sept fois neuf soixante-trois… Voici la forêt originelle, le murmure des conifères… J’ai serré les dents et attendu que ça passe. Ça n’a rien à avoir avec ce que Jack m’a fait, je me suis dit. Dante est mon mari, nous sommes dans notre camion. Deux adultes consentants.

Un soir, alors que j’étais en train de repasser la nappe, j’ai commis l’acte le plus audacieux de tous. A la télé, il y avait un spot publicitaire pour Revlon. Juste au moment où le spot allait me convaincre d’essayer leur nouveau fond de teint –juste au moment où j’allais me mettre à fredonner le jingle et regretter de ne pas ressembler à la femme qui passait à la télé-, je me suis approchée du poste et j’ai jeté la nappe par-dessus. Le résultat m’a stupéfiée. Sans l’image pour vous séduire, la télé n’était plus qu’un fantôme, une voix inoffensive.

Il avait préparé le dîner : du chou, du tofu et des pois gourmands revenus à la poêle. Au lieu de manger, je me suis mise à séparer les ingrédients et à les ranger par catégorie avec ma fourchette –une attitude que le Dr Shaw aurait qualifiée d’ « agressivité passive ». Dante le méritait, et même plus. « Tueur de bébés ! » j’ai pensé en silence, en le regardant manger.

Plus tard, quand le téléphone a sonné et que je me suis aperçue dans la glace, j’ai été frappé de voir à quel point les cheveux devenaient gras quand on ne les lavait pas pendant cinq jours. Et tout était comme ça. Une seconde d’inattention et tout tombait en ruine.

- Je vais te dire une bonne chose, Dolorès Elizabeth, après quoi le sujet sera clos. J’ai perdu un mari et deux enfants –un fils de dix-neuf ans et une fille de trente-huit… (Elle s’est tue et s’est raclée la gorge deux fois, et j’ai soudain réalisé qu’elle pleurait.) Si tu veux aimer un homme, libre à toi. Je sais ce que c’est que l’amour, Dolorès. Toi et ce jeune homme vous n’avez rien inventé. Mais le Seigneur donne et le Seigneur reprend. L’amour ne dure pas éternellement.

- Je peux vous offrir un beau mariage, si vous le voulez, ton fiancé et toi. Rien d’extravagant, mais j’ai un peu d’argent de côté.
[…] – Grand-mère, Dante et moi on n’en est pas encore là.
- Ca ne m’étonne pas. Il y a un vieux dicton qui dit : A quoi bon acheter une vache quand elle se laisse traire pour rien ?

- Tu ne me connais pas ? Bien sûr que si. Je ne comprends pas où tu veux en venir.
- Je veux dire qu’il y a des choses que je ne sais pas sur toi, comme… Par exemple, je ne sais pas comment grand-père et toit vous vous êtes rencontrés. Quel genre de vie vous avez eue.
Elle a soupiré, écœurée.
- Bon, je sais bien que tous tes psycho-machinchoses t’ont fait du bien. Ils t’ont aidée à oublier ce que ce tordu du second t’avait fait. Et la mort de ta mère… Mais ton grand-père et moi on a travaillé dur toute notre vie, et rien d’autre. On n’avait pas le temps de se poser des questions à cette époque-là. De couper les cheveux en quatre. Il y a de l’eau qui a coulé sous les ponts depuis. J’en ai oublié les trois quarts.