Regarder son prochain comme soi-même, ce n'est pas si bête comme conseil, les gens ont de la merde dans les yeux, cultiver le goût des autres, qui ne vous ressemblent pas, d'un avis, d'un milieu, d'une génération différente. L'entre-soi dessèche.
Combien de temps une société met-elle pour accepter de regarder l'atrocité en face ?
Le grand public n’achète plus que des romans doudous promettant « good feelings » et « résilience », sinon il allume Netflix pour se vautrer dans des séries aux univers impitoyables et aux ignobles héros, allez comprendre. Les écrivains doivent livrer leurs chagrins « sans pathos », l’époque a horreur du pathos, tolère la douleur seulement si c’est « la lumière » qui gagne – quelle plaisanterie ! – la lecture doit être un passe-temps, une distraction.
« Vous n’avez qu’à cocher la case loisirs » a tranché Mme Gélin lorsqu’Anna ne voyait aucune profession ressemblant à la sienne dans la liste pré remplie du formulaire d’admission de sa mère aux Acacias. Pour que la littérature survive, il faudra songer à la transformation en parc d’attractions avec Amélie Nothomb et son grand chapeau en Madame Loyal, et Michel Houellebecq en Monsieur Irma dira la bonne aventure.
Le matin est gorgé d'eau noire de tous ces chagrins qu'elle n'a pas su purger.
Elle s'est assise dans un coin, trop près de la porte et des courants d'air. Elle ne sait jamais trouver la bonne place. Où est sa place ?
À force de les minimiser, ses douleurs se sont fossilisées en une colère compacte qui, si elle se libérait, se transformerait en un hurlement, mais qu’elle retient de toutes ses forces de fille élevée à faire bonne figure.
Vieillir, c'est apprendre à perdre, tout à coup l'élan matinal disparaît, elle a l'impression d'être à terre et qu'on lui écrase la tête avec de grosses godasses.
… elle a lu à haute voix et dans son intégralité Vipère au poing à la petite en larmes “je ne comprends pas pourquoi elle est si méchante, la maman”, et elle se demandait pourquoi un imbécile de fonctionnaire avait décidé de mettre ce vieux rogaton d’Hervé Bazin au programme, si ce n’est pour dégoûter à jamais les enfants de la lecture.
En l'absence des siens, Anna chancelle, en leur présence, elle s'emporte. (...) La fatigue lui a volé ses enfants. Ses regrets mis à vif par un tee-shirt froissé qu'elle respire telle une droguée, elle pleure sur tout ce qu'elle a manqué ou vécu en somnambule, l'esprit ailleurs, le cerveau absorbé par des bêtises, rompue de travail par des journées trop remplies, même pas le temps de réaliser qu'elle était heureuse.
Les mauvais souvenirs flambent et elle se demande avec quelles ressources souterraines elle éteindra cet incendie.