Citations sur Le Lambeau (562)
Mon aventure maltraite ma mémoire, en l'incisant et en l'insensibilisant tout à tour : de ce chaud et froid naît le chagrin qui ne cesse de m'envelopper, comme si je souffrais de tout en ayant tout perdu.
C'est peut-être cela qui caractérise le fou : être prisonnier à perpétuité de l'événement cruel et impensable qui, croit-il, l'a fondé.
L'effroi, c'était peut-être ça : la réduction au minimum de l'écart séparant la dernière seconde de vie de l'événement qui va l'interrompre, une mort administrée sans préavis. Dans cet écart, il n'y a pas de place pour grand-chose. Pourtant, ce peu de chose n'en finit pas. Tout le reste, quand on survit, lui est soumis.
L'enquête sur les traces d'une vie brutalement interrompue est ce qui reste quand la mort a emporté ceux qui nous manquent et ce qui nous laisse, en quelque sorte, seuls au monde.
Charb est plus rond que dans mon souvenir. Le souvenir de sa mort l'a-t-il amaigri ?
Depuis quelques temps, je ne me sentais plus adapté à un métier affolé, affolant, exigeant de coller à un monde qui allait beaucoup trop vite et trop brutalement pour moi. L'actualité était devenue une galerie des glaces, remplie de lampes surchauffées qui n'éclairaient plus rien, et autour desquelles voltigeaient des nuages de moustiques de plus en plus stupides, moralisants, publicitaires, nerveux. Désormais, toute parole, toute phrase me faisait sentir son prix. Ma mâchoire détruite avait une gueule de métaphore et ce n'était pas plus mal comme ça.
Le présentateur Patrick Cohen, qui a trop d’auditeurs pour ne pas confondre son rôle, son personnage et sa fonction, semble surpris, presque indigné par l’huile que l’écrivain jette sur le feu. Il lui dit. « Vous essentialisez les musulmans ». « Qu’est-ce que vous appelez « essentialiser » ? » Dis l’écrivain, qui repère toujours implacablement ce que Gérard Genette appelle le « médialecte », tous ces grands mots que ma profession va répétant sans réfléchir et qui ne sont que les signes d’une morale automatique. Cohen patauge un peu et, comme il aime avoir le dernier mot, attaque. « Au fond, ce que vous racontez, ce que vous imaginez dans ce roman, c’est la mort de la République. Est-ce que c’est ce que vous souhaitez Michel Houellebecq ? »
Bientôt, la première nausée est venue. Je me suis concentré sur le mal de cuisse pour la chasser, puis, une fois sa mission accomplie, le mal de cuisse a été chassé par mon pied à vif et ankylosé, jusqu’au moment où la mâchoire électrocutée a bondi en dedans et effacé le pied. La mâchoire croyait régner quand une pelote d’aiguille posée dans la trachée lui est passée devant, se reposant sur ses lauriers de douleur jusqu’au moment où une vieille escarre à l’orée des fesses, datant d’avant l’opération et qui telle la tortue attendait son heure, a fanchi en tête la ligne d’arrivée.
Le 7 janvier 2015 vers 10h30, il n’y avait pas grand monde en France pour être « Charlie ». L’époque avait changé et nous n’y pouvions rien. Le journal n’avait plus d’importance que pour quelques fidèles, pour les islamistes et pour toutes sortes d’ennemis plus ou moins civilisés, allant des gamins de banlieue qui ne le lisaient pas aux amis perpétuels des damnés de la terre, qui le qualifiaient volontiers de raciste.
Nous assistions à la fin d’une histoire – celle de la décolonisation – et au début de quelque chose d’inquiétant. Nous le vivions sans le savoir : le fond de l’air historique était encore léger, les reporters semblaient insouciants. On dit souvent que le désastre actuel a commencé avec la révolution iranienne. Dans mon cas, c’est à Bagdad que tout a commencé. Tout ce qui allait conduire, entre autres, au 7 janvier. J’y étais, j’en suis parti trop tôt. Le 7 janvier aussi, j’y étais mais je me suis levé pour partir trop tard.