AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Antyryia



Nous ne somme plus que six, réfugiés dans le hall de l'hôtel, à nous regarder en chiens de faïence.
Dehors, la nuit sans lune a revêtu son plus beau manteau d'obscurité.
Nous entendons le vent avide souffler à plus de cent kilomètre heure.
L'électricité est en panne et l'informatique aussi, comme dans toute administration qui se respecte.
Nous avons déplacé les corps des trois victimes dans le grand congélateur du réfectoire, ne supportant plus de les avoir sous les yeux.
La police est prévenue mais elle ne pourra pas intervenir avant demain matin. Comme nous elle a été surprise par cette brusque avalanche de flocons. Pour eux comme pour nous les routes sont impraticables. Sous les dix centimètres de neige le verglas est tel qu'il est impossible de faire dix pas sans se retrouver le cul par terre. Et il faudrait que j'en fasse une centaine pour tenter le tout pour le tout en rejoignant mon propre véhicule.
Mais je m'égare.
Pour que vous compreniez la situation inconfortable dans laquelle je me trouve laissez-moi reprendre du début.

* * *

Il y a seulement quelques heures, je pensais terminer ma journée professionnelle tranquillement après ma dernière réception. Il était 16h15, c'est l'heure à laquelle nos portes ferment au public.
Un monsieur moustachu rentre dans le box et s'assied face à moi, contrarié.
- J'ai reçu ce courrier ce midi qui me menace d'une amende de 450 € et j'aimerais comprendre de quoi il s'agit.
- Est-ce que vous pouvez me montrer votre mise en demeure ? demandais-je, reconnaissant le document.
Je tapote alors les touches de mon clavier : Monsieur Herkul Poireaute, détective privé, n'a en effet pas déposé sa dernière déclaration de bénéfices non commerciaux. Je lui explique tout en le rassurant, si j'ai le bilan manquant dans les trente jours aucune somme ne sera mise en recouvrement.
- Mais j'ai un métier moi monsieur ! Je mène des enquêtes ! Comment voulez-vous que je trouve le temps de remplir vos formulaires totalement incompréhensibles ?
- Vous savez, il existe également des personnes qui sont comptables de profession. Peut-être devriez-vous y songer ?
Agacé, le détective que j'ai très bien reconnu ( La mystérieuse affaire du Styx, le meurtre de Roger Hanin ) s'en va en laissant entrer un couple entre deux âges.
A ce moment là ma collègue de la comptabilité me prévient qu'elle part en raison de la tempête de neige qui a été annoncée.
Tous le reste de l'effectif du service des impôts des entreprises étant soit en télétravail soit déjà parti, je me retrouvais un peu seul.
J'ignorais encore à quel point.
Ah oui j'ai oublié de vous préciser que j'étais contrôleur des finances publiques à l'hôtel des impôts d'Arras, dans le Pas-de-Calais.

Un couple entre à la suite de monsieur Poireaute. Il s'agit de Matthieu et Diane Jenesaispluskowski qui envisagent de créer une société civile immobilière et qui souhaitent des conseils afin d'amortir encore davantage leurs revenus locatifs. J'ai beau leur expliquer que je ne suis justement pas conseiller financier et qu'ils devraient d'abord passer par un notaire ou un expert comptable, je finis par répondre à leurs questions concernant l'amortissement des travaux qu'ils ont prévu d'entreprendre.
A cette heure-ci je dois les raccompagner moi-même à l'extérieur, les portes principales étant fermées.
Dans le couloir je crois halluciner en voyant que cinq personnes attendent encore leur tour.

- J'ai reçu un questionnaire, je n'y comprends rien. Ca fait une heure que j'attends et je dois aller travailler !
- Je voudrais qu'on trouve une solution pour que je puisse vous régler ma dette suite à contrôle fiscal sans mettre de salariés à la porte.
- C'est bien ici pour déclarer un don manuel de 250.000 € ?
Je me faufile en maugréant "j'arrive au plus vite", accompagnant le couple en passant par l'arrière du bâtiment.
C'est là que les évènements ont commencé à s'enchaîner.

Monsieur Jenesaispluskowski est le premier à mettre un pas dehors, dans cette neige que je n'avais même pas vue tomber qui immacule désormais le parking d'un blanc presque fluorescent sous les reflets du crépuscule.
Un beau pas, franc et ample.
Suivi d'une chute en arrière, d'un bruit d'os qui craque et d'un long hurlement.
Je ne suis pas médecin mais vu la façon dont il hurle quand je le soulève par les aisselles pour le faire rentrer il s'est fait une jolie fracture de la clavicule droite.
- Restez ici je vais chercher les secours !

Je courre d'abord à l'étage prévenir les usagers de bien vouloir patienter encore un peu, que j'ai une urgence à gérer et je me fraie un chemin sous leurs injures.
J'appelle les urgences qui me disent que tous leurs véhicules sont déjà réquisitionnés : Un camion citerne a dérapé et s'est échoué contre un bus scolaire. Je dois moi-même me déplacer à l'hôpital.
J'appelle Noël, le gardien, qui doit être le seul membre du personnel encore présent entre les murs. Il arrive.
Dans un dernier réflexe je consulte le dossier de monsieur Poireaute au cas où il serait encore présent. Ses cellules grises pourraient me servir. Mais seul son répondeur me répond d'une voix monocorde. Je ferme les volets, je prends mon sac à dos et quitte les locaux du service.
Dans le couloir ils sont encore tous là, de plus en plus énervés, à l'exception d'une jeune femme qui est assise et prend des notes, semblant observer tout le monde.
- Monsieur, ça fait cinq fois que je fais ma demande d'aide pour le fonds de solidarité et elle est toujours rejetée. Vous pouvez regarder et m'expliquer ?
- Ecoutez-moi bien, dis-je d'un ton peu assuré. Avec vous cinq, le couple que j'ai laissé au sous-sol, le gardien et moi nous ne sommes plus que neuf et nous sommes coincés dans l'hôtel à cause de la neige. Descendons au rez-de-chaussée pour trouver une solution.

- Est-ce que vous avez des toilettes ? me demande la jolie micro-entrepreneuse, Gwennaëlle de son prénom, en me remettant la déclaration qu'elle ne parvient pas à remplir mais qui me permet de voir qu'elle est Cam Girl.
- Oui, juste ici, dis-je en lui montrant la porte. Mais faites vite.
Nouveau hurlement d'effroi lorsqu'elle ouvre la porte. Herkul Poireaute ne déposera jamais son bilan. Il a du oublier de fermer la porte à clef au moment de faire la grosse commission et en guise de cellules c'est plutôt de la cervelle grise qui est tombée au sol, le pic à glace enfoncé dans son crâne ne devant pas être étranger à sa mort foudroyante.
"Serait-il possible qu'un intrus se trouve actuellement dans l'établissement ?"
C'est alors la police que j'appelle et ils me promettent de venir dès que les rues d'Arras seront déneigées. Pas avant le lendemain matin donc...

La nuit est tombée désormais, la panique partiellement résorbée. Chacun appelle sa famille pour tenter de les rassurer, et tente de nouer la conversation dans un climat de méfiance voire d'hostilité. Comme Henri venu déclarer son don d'argent qui a un immense sac à dos et qui devait partir le soir même faire de l'Alpinisme dans les Vosges et à qui on aurait volé un piolet.
Noël, qui n'a jamais aussi bien porté son prénom, m'a aidé à porter le corps jusque dans le réfectoire. Chemin faisant nous voulions remonter le couple polonais avec nous mais monsieur Kowski a succombé à ses blessures. Surtout à celle du couteau qui lui a tranché la gorge.
- Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ! se confie Dana, couverte de larmes et de sang. Il allait bien et l'instant d'après il était froid. Est-ce que vous pensez que peux racheter ses parts de notre société civile immobilière ?

Elle remonte avec nous. Noël et moi préférons taire les derniers évènements pour ne pas augmenter la tension à couper au couteau. David, venu chercher son aide pour le covid, s'est beaucoup rapproché de la belle Gwennaëlle et lui demande si lui aussi pourrait devenir Cam Girl pour arrondir ses fins de mois.
Les langues se délient. Après des accusations réciproques la longue nuit qui nous attend est propice aux rapprochements.
- Une fois j'ai pris le train sans avoir acheté de billet avoue Yann, qui est surtout coupable de fraude fiscale mais bon, passons.
- J'ai avorté en secret parce que j'ignorais si l'enfant était de Matthieu ou de mon amant, nous confie Diane
- Je suis né le 25 décembre, avoue Noël à son tour
- Enfant je torturais les chats, se livre alors Henri. J'ai toujours eu ce besoin de voir de quoi étaient fait les animaux sous leur fourrure.
- J'ai fait pipi au lit à treize ans, dis-je alors en me prenant au jeu.
- L'énurésie est un symptôme que l'on retrouve chez presque tous les psychopathes. Et si c'était vous depuis le début qui nous manipulez ? me demande la jeune écrivaine anonyme et discrète qui ne cesse de prendre des notes sur son calepin.
Au moment le plus opportun, si je puis dire, atterrit au centre de notre petit groupe le corps démantibulé de Gwennaëlle qui ne fera plus fantasmer aucun internaute malgré sa posture particulièrement acrobatique.
David redescend les escaliers en remontant sa braguette d'un air confus.
- Soit elle est tombée toute seule soit il y a vraiment une personne cachée ici qui l'a poussée.

J'accompagne à nouveau Noël à la cantine pour y déposer le troisième corps.
- Attends moi ici, j'ai une idée ! Je pense qu'on va trouver du gros sel quelque part là-dedans. Ca va nous permettre de sabler jusqu'à nos voitures et de quitter cet endroit maudit. On n'est pas assez payés pour risquer nos vies de cette façon.
- Excellente idée. Je t'attends ici.
C'est à ce moment là que l'électricité a été coupée. Impossible pour lui comme pour moi d'ouvrir la porte : le passe magnétique ne fonctionne plus. le gardien est coincé et je n'ai d'autre choix que de rejoindre les hôtes de cet endroit maudit.

* * *

Nous ne sommes plus que six, réfugiés dans le hall de l'hôtel, à nous regarder en chien de faïence.
Diane, David, Yann, Henri, moi-même et cette journaliste ou que sais-je.
Elle m'entraîne d'ailleurs à l'écart et se met à chuchoter.
- Excusez-moi de vous avoir accusé à tort tout à l'heure. Je me présente : Shari Lapena.
- Vous êtes l'auteure du couple d'à côté et d'Un étranger dans la maison ? marmonnais-je à mon tour.
- Exactement ! Vous les avez lus ?
- Oui, je les ai adorés tous les deux.
- Pour mon troisième livre j'étais venue me renseigner sur les impôts dans votre pays. J'avais l'intention d'écrire un roman policier dans la pure tradition d'Agatha Christie en m'éloignant de mes précédents thrillers psychologiques. Un de mes personnages devait avoir des problèmes avec le fisc français.
- Vous avez une idée du tueur ?
Elle ne comprend pas que je suis en train de parler de la précarité de notre situation actuelle.
- Pas encore. Mais j'imagine bien un véritable hôtel au Canada perdu au milieu de nulle part dans des conditions climatiques bien plus extrêmes. Et pour appuyer mon clin d'oeil à la reine du crime je pense glisser une phrase telle que "J'ai trouvé un vieil Agatha Christie sur ma table de chevet."
Tous mes personnages, venus seuls ou en couple, auraient des secrets progressivement révélés pour détourner progressivement les soupçons de l'un à l'autre. Et ils tomberaient les uns après les autres comme dans les dix petits nègres.
- Malheureuse ! Ne dites surtout pas ça ! le roman a été débaptisé pour un titre moins scandaleux : Ils étaient dix.
- Vous vous appelez comment ? me demande-t-elle à brûle pourpoint.
- Antyryia
- D'accord. Ca sera un peu compliqué à placer. Dans mon livre vous vous appellerez Bradley.
- Vous avez déjà un titre en tête ?
- "Un assassin parmi nous" me paraît plutôt accrocheur.
J'acquiesce, rassuré d'avoir enfin trouvé une présence amicale.
- Merci pour tout, me dit alors Shari Lapena. Ce fut une soirée fort intéressante.
- Mais qu'est-ce que vous faîtes ?
- Je vais me rendre à l'hôtel le plus proche pour me reposer et poursuivre mes recherches.
- Mais vous n'y pensez pas ? Vous n'allez pas pouvoir faire trois pas dehors !
- Si je peux me permettre vous n'êtes pas très bien organisés par ici. Trois flocons et c'est la fin du monde. J'ai des chaussures anti-dérapantes et mes pneus neiges sont installés depuis longtemps. Ne vous inquiétez pas pour moi ! me lance-t-elle alors que sa silhouette est définitivement absorbée par les ténèbres.

En réalité, c'est plutôt pour moi que je m'inquiète.
Commenter  J’apprécie          354



Ont apprécié cette critique (33)voir plus




{* *}