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Critique de ithaque


Voilà, c'est le moment gênant où l'homme commence à capter qu'il est l'invité lourdingue dont ses hôtes donneraient cher pour se débarrasser, après avoir bu la coupe de trop. L'ambiance est clairement post-Noël entre nos trois rois mages de la décroissance, l'éthologue Pierre Jouventin, l'économiste Serge Latouche et le philosophe Thierry Paquot ; dans leurs présents, point d'affolant pack 5G, pas même un misérable I-phone, non, on oublie tout ça.

La vie de Serge Latouche, économiste défroqué, est un plaidoyer en elle-même : il débarque en Afrique en 1964, puis au Laos en 1966, avec sa bible d'économie et son crédo de progressiste, plein d'allant pour une planification aux petits oignons , et là, de gros doutes l'assaillent : il se sent comme un missionnaire du développement, et ça coince de plus en plus avec l'objectif d'une société épanouie locale. de prof d'économie, il se reconvertit en philosophe de l'économie.

Au Laos, « la culture de la rizière occupait une cinquantaine de jours, puis, selon l'expression locale, « on écoutait le riz pousser ». Les Laotiens vivaient tranquillement et ne voyaient pas ce que le développement aurait pu leur apporter ».

Quant à l'éthologue Pierre Jouventin, sa démarche est elle aussi inspirée d'un revirement de bord : il tiquait sur l'aspect circulaire des sciences humaines, tournant aveuglément sur elles mêmes, autour de l'être élu, l'homme. Il existe maintenant une sociologie des animaux, qui fait apparaître une continuité d'intelligence, de morale altruiste et de culture à travers le vivant, et non une césure à notre gloire justifiant toutes les dominations .

Sous forme de dialogue, les 3 auteurs nous livrent leurs points de vue, croisant leurs savoirs, concepts et méthodes, partant du principe qu'il y a une solidarité organique entre les savoirs, des entrecroisements en rhizomes :

-en continuité avec cette notion de rhizome, l'état de l'environnement nous rappelle que tout est interdépendant dans la nature, l'Occident étant probablement la seule civilisation à ne pas l'avoir pris en compte. L'homme figure en bonne place sur la liste des espèces menacées ; quant à la biodiversité, elle a peut-être de beaux jours devant elle, mais dès qu'on aura rendu les clés de la boutique.

- l'éthologie nous apprend que dans la nature il y a un équilibre entre compétition et coopération, celle-ci étant aussi importante que la 1ére (contrairement au capitalisme qui s'auto-justifie par un darwinisme social, galvaudant les convictions profondes de Darwin).

- le concept de « progrès » n'a pas le sens univoque qu'on lui associe spontanément, il pourrait avantageusement passer par une phase de « régrès », de gré ou de force d'ailleurs ; il semblerait en tout cas que notre conception actuelle du progrès ait une espérance de vie très flageolante et s'oriente vers le crash-test

-l'ère du « capitalocène » entraîne l'illimitation de la production, induisant l'illimitation de la consommation, relancée par la création de besoins artificiels, aboutissant à une illimitation de la pollution. Mention spéciale pour la Chine qui fait le tour de force de coupler le communisme dans la théorie et le capitalisme dans la pratique, l'Etat confisquant la plus-value [mais quels fourbes ces Chinois quand même ;)]

-à quand remonte le grand bazar ? vers 1850, la révolution industrielle, mais on peut placer le curseur 10 000 ans avant : de chasseur-cueilleur, l'homme entamerait une ère élevage-agriculture, ce qui induit stockage, marchandage, concupiscence ; de là naissent argent, défense, guerres. On situerait en effet les 1ers massacres de belle envergure (aaah, enfin un peu de poil aux pattes, quand même) vers cette période, liés aux conflits de possession. A noter au passage que c'est également à cette période charnière que cessent les représentations de Vénus, (qui laisseraient penser à un archaïque équilibre des statuts féminin/masculin ? allez, j'y crois) au profit de représentations d'hommes armés.

-cette vision lointaine les pousse à méditer sur le concept de bien-être : le citoyen qui passe parfois jusqu'à 10 heures par jour entre temps de déplacement et temps de travail a-t il vraiment un sort plus enviable qu'un chasseur-cueilleur (un mode de vie qui nous aurait duré 300 000ans) dont la durée de « temps de travail » est estimée à 3 ou 4 h par jour ? mpfff…

Quels nouveaux chemins emprunter ?

-faire décélérer la machine infernale de l'économie capitaliste qui, plus qu'une science hors sol, est une idéologie, voire une religion

- désoccidentaliser le monde de ce nouveau colonialisme terriblement efficace, qui boulotte toutes les consciences, confisque les histoires des peuples, kidnappent les imaginaires, multiplient les désirs artificiels

-plus qu'un changement de technologie, c'est un changement culturel qu'il nous faut accomplir : recalibrer nos véritables besoins, brodant sur un mode de vie beaucoup plus frugal. Ce sera difficile : 1)parce que nous sommes tous toxico-dépendants à la marchandise (matérielle et virtuelle ) 2) les représentants politiques nationaux sont les marionnettes d'un système mondial à grande force d'inertie

-ralentir le rythme dingo de la croissance démographique, facteur aggravant tous les maux pré-cités en annexant plus encore la surface du globe volée aux autres êtres vivants, tout aussi légitimes que nous

-à quand une éducation réellement fondée sur la transversalité et non sur un cloisonnement des matières, produisant un élève hors sol ? des ateliers où les mains serviraient à quelque chose ? un atelier jardinage débouchant sur botanique, climatologie, cuisine, physique de la cuisson, diététique, géo-histoire des légumes et condiments, etc.

Un dialogue qui m'a beaucoup intéressée, qui brasse des notions sur le grill d'aujourd'hui , convie aussi éventuellement à une remise en cause individuelle : que serions nous prêts à lâcher ? (ah non, pas babelio !), à quel degré d'addiction sommes nous arrivés ? Comment intégrer la décroissance sans faire vriller toute la société ? A méditer, en écoutant le riz pousser .


[Merci à Babelio et aux éditions « Libre et solidaire» pour ce livre, d'une lecture riche et accessible à tous .]
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