Ils étaient morts comme des millions d'autres anonymes, sans résistance. Cette soumission lui état intolérable. Il était à l'âge des possibles, où tout commence. Où l'on sait tout sur tout, où tout le monde est binaire et les jugements hâtifs. Et lui portait cela. Des parents partis en fumée. Dont les cadavres, à l'ouverture des chambres à gaz, étaient imbriqués dans d'autres cadavres, formant une sinistre pyramide. En agonisant, ils avaient grimpé les uns sur les autres pour atteindre le plafond, pour trouver un miniscule espace d'air sain, et tenter de ne pas suffoquer.
Il le peignit comme d'autres parents embrassent et cajolent. Le serra dans ses bras sans effusions mais en couleurs.
C'est un bien bel adieu.
Ce soir-là, il m'avait donné une seconde identité en me dévoilant la tragédie de son enfance, en faisant revivre le petit garçon juif qu'il avait été, ses parents, son autre nom. Mais cette identité il me l'avait aussi tout reprise en me demandant de la taire, en m'interdisant d'en parler à qui que ce soit. Son passé restait un secret. Et il m'y avait fait entrer, me l'avait offert. Un cadeau étrange, insaisissable.
J'ai trois prénoms, Marie, Madeleine, Frida.
Un qui dissimule . Un qui protège. Un qui révèle.
Connaître si peu de mes grands-parents me laissait démunie. J'étais habitée par un sentiment de vide. Je me sentais comme un arbre sans racines.
Cette gêne que j'ai souvent à ne pas habiter mon présent , ce sentiment d'appartenir à un passé que je n'ai pas vécu mais qui me semble parfois aussi familier qu'aujourd'hui.
Pierre de Lattre était le père adoptif de mon père. Il fut mon grand-père. Il était aimant et savait le montrer. Il façonna mes souvenirs de toute petite fille.
Pourtant, il me semble avoir toujours su qu'il était un grand-père adopté, qu'il n'était pas le père de mon père. Jamais celui-ci ne l'appelait papa. Son seul prénom pour surnom me surprenait déjà, quand mon autre grand-père, maternel, avait un diminutif.
Pour Pierre, pas papi ou bon-papa. Pierre, simplement, comme tout le monde l'appelait. Mes parents, sa femme, ses amis. Lorsqu'un prénom est utilisé de la sorte, il ne contient pas de génération. Il annule la marche du temps.
Il formait ce que les critiques d'art appelèrent par la suite l'École de Paris, nom donné au peintres étrangers venus travailler et étudier en France à partir des années 1920. Une grande majorité de ces artistes avait fui leur pays d'origine pour échapper aux lois discriminantes dont il faisait l'objet. Juifs pour la plupart, ils considéraient Paris comme leur terre d'accueil, même si la réalité quotidienne restait violente et antisémite
Mais les secrets sont ainsi faits que, lorsqu'on les croit bien protégés, ils se répandent insidieusement sur tout ce qu'ils touchent.
Il lui fallait oublier ses origines.
Il obéit, et transforma la mort des siens en une légende splendide.