Les théories optimistes qui prévoyaient une victoire rapide sur la peste avaient négligé un paramètre : la désobéissance, c'est-à-dire ce qui distingue une communauté humaine d'un troupeau de moutons.
On recommençait à rouspéter dans les journaux, devant les comptoirs et sur les marchés : la France allait mieux.
Il venait de discerner, en quelques phrases à peine, un territoire insoupçonné où l'on trouvait naturel d'ouvrir un journal ou d'aller au spectacle. Un territoire inaccessible et peuplé d'étrangers - car formaient-ils encore une nation ? Ils jouissaient là-bas d'une liberté frivole qui évoquait ici un paradis perdu. Et pourtant, ce n'était pas assez, non : il leur fallait du piment. Alors ils dépouillaient une ville à l'agonie et la frappaient au cœur comme pour l'humilier. Ils s'emparaient de ses derniers trésors, quitte à les saccager, souillant cet héritage. Ah, ils n'avaient pas tardé, les pilleurs de cadavre ! Dans leur hàte à se servir, ils oubliaient qu'ici il restait des vivants.
Pourtant le chagrin, lui, se fichait des distances.
Et la liste était longue des misères à soigner : dépressions, carences alimentaires, automutilations, séquelles de suicides manqués. Le confinement et la promiscuité, alliés à l'inaction en avaient conduit plus d'un à chercher le secours dans l'alcool ou d'autres psychotropes. Ces abus avaient entraîné de nouvelles séries de maux : complications cardio-vasculaires, blessures domestiques, violences conjugales. Bien au-delà des statistiques, les victimes de la peste se comptaient par millions.
Alors furent épargnés tous ceux qui, par miracle, avaient traversé les premiers temps de la peste sans contracter le virus. Ils souffrirent de l'ennui et de l'isolement, connurent les privations et la peur de manquer. Mais ils vécurent.
"Le désolant pestacle du chaos dans les facs", titra le Canard Enchainé. On recommençait à rouspéter dans les journaux, devant les comptoirs et sur les marchés : la France allait mieux.
Cet homme des temps anciens, dans l'intimité de sa chambre, se laissait emporter par ses rêves d'infini. Et son histoire la touchait au plus profond d'elle-même. Car aujourd'hui son fils, du fond de son isolement, la guidait vers la beauté.
L'organisme qui l’employait imposait un programme aussi pointilleux que rébarbatif, qui débutait par une révision systématique des verbes irréguliers. To give, I gave, given... franchement, qui aurait envie d'apprendre une langue sur des bases aussi austères ? Mais après tout, se résigna-t-il on le payait pour pousser à bachoter, non pour donner du sens.