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Critique de morganex


Immanquablement, le thème du vampire m'évoque, de première intention, un dessin de Victor Hugo (Le château au clair de lune) qu'Omnibus Editions utilisa en une de couverture des « Oeuvres » de Bram Stoker. La sombre et frêle demeure m'évoque, plus que tout autre illustration, le château de Dracula. Il est racé, élancé, parait fragile et cassant comme taillé dans du verre filé teinté de noir. Il se montre mystérieux dans l'obscurité naissante quand, baigné d'ombres incertaines et inquiétantes, au crépuscule brumeux d'un soir défunt, le comte sort du caveau les canines humides. On y retrouve la dichotomie à l'oeuvre dans son personnage : sa sophistication aristocratique diurne face à ses cruels emportements nocturnes. Dracula, en homme intelligent confronté à sa barbarie, est la référence obstinée du genre. Il n'est pourtant pas le seul vampire remarquable de la littérature. Il y eut aussi, bien avant, la belle Carmilla aux amours saphiques. Ce château est, tout autant, celui que nous laisse entrevoir Sheridan le Fanu, d'autant qu'il possède une élégance toute féminine.

« Carmilla » mérite que l'on s'attarde sur son cas car, loin d'être anecdotique, la novella préfigure par bien des détails, le mètre-étalon vampirique que devint Dracula (26 ans plus tard) et tout ce qui s'en suivit à l'aune de la littérature moderne, du cinéma, de la bande-dessinée, des séries-TV ... etc.

« Carmilla » (1871) semble être, au-delà des ancestrales croyances populaires d'Europe Centrale, un des trois textes fondateurs de la littérature vampirique. On trouve chronologiquement : « le Vampire » de John William Polidori (une nouvelle de 1819), « Carmilla » de Sheridan le Fanu et « Dracula » de Bram Stoker (un roman de 1897). le dernier m'avait enthousiasmé (il y a maintenant longtemps), on y trouve des passages épiques sous une forme épistolaire, originale, inspirée et très bien agencée. Je n'ai jamais lu le premier cité (çà viendra, il est aisément trouvable en domaine public numérique).

Pour maints lecteurs, le vampire littéraire premier, celui en référence ultime, reste le « Dracula » de Bram Stoker. Son nom, d'emblée à l'esprit à l'évocation de ce membre du bestiaire des morts-vivants (et peut-être même du genre littéraire Fantastique tout entier ?), cible le plus (re)connu des membres de la confrérie des taste-sang. Il est le Goûteur passionné des millésimes primés, Celui assoiffé de sangs bleus (le plus souvent féminins). Dédaigneux des moins nobles sinon dans l'urgence, il a l'élégance fascinante de l'aristocrate racé. Il salive dans l'ombre de ses canines acérées ; sa proie bientôt consentante dépérit et meurt.

« Carmilla », de moindre notoriété au point d'en paraitre tirée de seconde pression, parait (à tort) vampire du pauvre et resucée affaiblie d'une thématique surexploitée. Et pourtant … le roman possède une double spécificité: il est de 26 ans antérieur à « Dracula » ce qui le rend presque pionnier, son héroïne est, chose étonnante et singulière pour l'époque (1871), un vampire saphique. La parution et la distribution de l'ouvrage ne semble pas s'être fait sous le manteau. Il y a une raison très précise à cela : Le Fanu ayant offert à Carmilla (et par effet rebond à Laura, sa victime) une passion amoureuse partagée pour quelqu'un de son sexe, une étonnante magie de style d'écriture, sans scandale attaché, opère à décrire leurs amours. Le Fanu use de termes paradoxalement chastes et romantiques, sibyllins et évasifs. La censure ne dit mot. Un critique, beaucoup plus tard, la jugea perverse et, vrai, il y a de çà, aussi. On a l'impression d'une relation essentiellement épidermique alors que rien ne vient vraiment l'étayer. Les joues rougissent, les mains se serrent, les tendres baisers s'échangent, les mains sur les hanches se posent, les chevelures se caressent, les crocs de Carmilla plantés en creux de cou … allez, circulez, il n'y a rien à voir, faites donc travailler votre imagination. Et çà marche … Laura et Carmilla semblent les deux faces d'une même pièce, les deux pôles d'un aimant s'attirant et se repoussant, le Bien/le Mal noués par la passion, Laura le jour et sa pleine lumière, Carmilla la nuit et ses ombres, Dieu et diable, Ombre et Lumière … et pourtant la passion les lie, fascinante et irrationnelle. Troublante configuration, sans espoir dans le statut quo. …

Carmilla : « Je vis de ta vie chaude – et toi tu mourras doucement – de la mienne. C'est ainsi, je ne peux rien empêcher. Comme je vais vers toi, à ton tour tu iras vers d'autres et tu connaitras l'ivresse de cette cruauté qui est quand même de l'amour. »

de son côté le « Je narratif » de Laura, la victime, dissèque au plus près ses états d'âmes naïfs et ambigus ; le caractère épistolaire de « Dracula » ne s'y prêtera pas (ou moins). Le Fanu décrit, avec patience et lenteur, deux profils psychologiques serrés et aboutis plus qu'il ne taille dans l'horreur des faits anormaux se succédant jusqu'à leur conclusion sanglante. La force de frappe anti-vampire est, déjà, entre les mains d'un personnage voisin de van Helsing : sortez l'ail, les pieux et les masses, le sabre qui décapite, le pal et le bûcher. Tous les moyens classiques pour se débarrasser de l'assoiffée nuisible aux canines acérées sont là. Ne manquent que le reflet absent dans le miroir, l'eau bénite et le crucifix (encore qu'un simple convoi funéraire conduit par un prêtre y suffit).

Pour le lecteur déjà familier du « Dracula » de Stoker, lire la novella de le Fanu c'est emprunter un parcours où il est malaisé de se déconnecter du vampire-étalon. Son omniprésence écrase tout. La comparaison est inévitable.

Carmilla et Dracula. Deux styles de plume lyriques et emphatiques, de même époque ou presque, de même école. Tous deux parfaitement lisibles, fluides, attrayants et prenants, presque addictifs ; romantisme et sensualité mêlés (mention + pour le premier).

Carmilla et Dracula. Deux ambiances cousines, sombres, macabres et lugubres, gothiques l'une l'autre, en noirs et blancs quasi exclusifs, les gris voilant et troublant la perception claire de ce qui, aux aguets, menace. Une nature sauvage presque impénétrable, Styrie (Autriche) du XIXème siècle pour le premier, Transylvanie (Roumanie) pour le second. Forêts primaires à perte de vue, châteaux perchés en nids d'aigles, chemins creux, étroits et boueux. Froid, neige et pluie, brumes et brouillards. Loups hurlant à la Lune. Nobliaux campagnards dans leurs rôles ancestraux : fiers, hautains, condescendants et protecteurs ; gens du peuple respectueux et serviles : bucherons et paysans, valets et servantes, colporteurs à colifichets, pentagrammes et potions miracle. Les personnages féminins sont marqués de soumission, l'émancipation de la condition féminine est bien loin encore.

« Carmilla » : je l'avais sous deux traductions : celle d'Alain Dorémieux (Fiction n° 83, octobre 1960) et celle, non créditée, en ebook du domaine public. « Carmilla » étant une novela somme toute assez brève, j'ai lu les deux simultanément, petits bouts par petites bouts, revenant sans cesse d'une traduction à l'autre. Je m'étais voulu, en fin(s) de lecture(s), comparatif des rendus réciproques, mais au regard de ma quasi impuissance à lire l'original en anglais je me suis demandé de quel droit juger. le fait serait anecdotique si les lectures en parallèles n'avaient laissé remonter de l'inattendu. La version de Dorémieux semble rabotée à l'essentiel, dégraissée du superflu, afin, sans doute de coller à la nature du support, une revue mensuelle, dont la raison d'être était de laisser place indispensable à d'autres nouvelles. L'autre traduction, par la présence de considérations, de faits et de descriptions absentes de la première, est sans doute plus proche de l'originale. Nul doute que Dorémieux ai taillé dans le gras pour répondre à des impératifs de mise en place (il était en 1960 le rédacteur en chef du magazine) tout en laissant l'esprit original perdurer via une version épurée, nécessaire et suffisante. Je préfère le travail de Dorémieux à l'autre, le rendu est plus fluide, agréable, rythmé, ne se sépare pas de la spécificité XIXème siècle tout en étant d'une certaine modernité.

La une de couverture du Fiction n°83 est un dessin, à mon sens magnifique ; il est dû à la plume et aux encres de Jean-Claude Forrest (le papa, entre autres, de Barbarella) ; il montre Carmilla en reflet-miroir (?, alors que, hein, les vampires, n'est-ce-pas, s'y dérobent.. !). Les trainées sanglantes, couleur d'hémoglobine fraiche, suggèrent au lecteur potentiel qu'au-delà du sous-titre du mensuel (« Revue littéraire de l'étrange ») il va pénétrer en territoire vampirique traditionnel (bougeoir et cadre miroir aidants). C'est aussi, après recherches, le portrait d'Annette Vadim dont le mari Roger fit une adaptation cinématographique du roman en 1960 (l'année de parution du dit Fiction). Un titre différent y fut accolé : « Et mourir de plaisir » ; bien qu'il centre davantage le fond du récit, il n'a survécu que le temps de quelques images/seconde, le film n'ayant pas le succès escompté.

« Carmilla », celui de le Fanu, à n'en pas douter, fit frémir sous les crinolines de l'ère victorienne, sous les redingotes et les hauts-de-forme, fit s'emballer les coeurs, frissonner les épidermes. C'était le temps des lectures à la chiche lueur des bougies, pâle et tremblotante. Des ombres mouvantes, hésitantes et inquiétantes se découpaient sur les murs des chambres. On devait y voir, en ombre chinoise, le profil d'un visage aux canines proéminentes. Il n'en reste,150 ans plus tard, que le plaisir de renouer avec les racines du Fantastique, zest d'érotisme inclus ; l'effroi s'est envolé à la lueur rectangulaire des liseuses d'ebooks, au rythme des doigts effleurant les écrans, en but à une modernité qui nivèle bien des ressentis. La chronologie des évènements est sans surprise pour un lecteur du XXIème siècle, tout est lisse et prévisible.

Dracula, ses confrères et consoeurs, tous vampires d'antan, de maintenant ou de demain, ont envahi depuis quelques années, et ce jusqu'à la lie, nombre de supports médiatiques. Un ahurissant déboulé en surenchère constante d'horreur ou de parodie s'en est, hélas, ensuivi. Venus de Transylvanie ou d'ailleurs citadins, de futurs improbables, ils ont dénaturé un thème classique qui, peut-être, se suffisait à lui-même. « Carmilla » : une soixantaine de pages jaunies au coeur d'un vieux Fiction d'antan, une simple résurgence de ce qui, avant, faisait banalement peur, tout le plaisir est là.

En cet automne qui débute, laissez-vous porter par « Carmilla ». C'est un simple frisson de feuilles mortes poussées par un vent glacial de novembre. Bonne lecture.

PS : la présente chronique fait écho à une autre. Celle, sur un blog ami, mise en ligne récemment (http://livrepoche.fr/carmilla-sheridan-le-fanu/). Les propos, là-bas tenus, m'ont poussé à lire l'ouvrage à mon tour. Ce dernier ne m'était pas spécialement en PAL, stagnait dans les possibles lointains, parmi ceux, comme en attente, sur une voie secondaire improbable. Ce fut alors le concernant, sur une pulsion subite sabrant sur pattes les favoris du moment, maintenant et tout de suite, le moment ou jamais. Je ne regrette pas le voyage. J'ai gardé la chronique du voisin de palier en background de lecture, sur un mode comparatif de ressentis : ils sont, au final, cousins de fond. Merci à toi, Nicolas, de m'avoir poussé sur ce sillon vampirique romanesque d'antan, surgi d'entre tous les classiques du Fantastique. PS . la chronique de Nicolas est née d'une troisième traduction : celle de Gaïd Girard chez Actes Sud collection Babel (2005).

Lien : https://laconvergenceparalle..
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