Du plus loin qu'il m'en souvienne, je crois avoir toujours été amoureux de lui. Sa beauté, son intelligence, son aisance, tout me fascinait. Il était lumineux, sûr de lui, il savait où il allait. C'était un roc. C'est ce qu'il avait hérité de Jean Tanguy, notre grand-père breton. A côté de lui, je n'étais qu'un feu follet. Souvent dans l'enfance - et certainement parce que j'étais plus dissipé que lui et que mes résultats scolaires étaient un peu moins bons - on m'avait appelé le papillon. J'étais le papillon, le feu follet, il était le socle granitique que mouillent les eaux hautes de l'Elorn. J'étais la part inquiète, mobile de notre bulle. J'étais celui qui titube et qui chute.
Le décor de joncs et d'herbes hautes n'a pas varié, les poutres de l'embarcation ont rompu et se sont enfoncées dans la vase. Il reste sur une planche rescapée l'indication d'un nom : BRUME. Tant de fois, les années précédentes, nous nous sommes assis là, au creux même de la carène qui sentait l'eau stagnante et le sel, heureux d'être loin de la maison, de la surveillance des adultes et des obligations de la vie réelle. Ici, nous pouvons être des pirates, des navigateurs inconnus, des chevaliers, des rois des terres désolées aux confins du monde. Ici, nous n'avons de comptes à rendre à personne. Rien n'est si beau que le vent du soir lorsqu'il ride la surface de l'eau qui a envahi l'anse et fait vibrer les toupets des roseaux. J'ai l'illusion que tout recommence, que Gilles et moi sommes enfin hors du monde.
page 28
Au début, Gilles s'était montré réservé, intimidé par l'appartement et la personnalité de cette femme qui débordait de vie, à tel point que Geneviève Auffret l'avait jugé fade et timoré, et c'était ce qu'elle avait dit sans ambages à Eise. "Il vient de perdre son grand-père, il a eu une enfance compliquée..." avait plaidé Elise sans convaincre Geneviève Auffret qui avait aussitôt rétorqué :
- Ma petite, tu ne tiens pas un dispensaire !
Je n'étais pas mécontent d'avoir fui Paris. Les coteries,les modes,les cotes qui s'emballent, ce ne serait jamais mon monde. Ici j'avais pour compagnons les nuages et les oiseaux,les saules et les étiers,et cette vie profonde du marécage qui m'inspirait.
Elle était allée à Rome, elle avait insisté pour que je l'accompagne, je ne l'avais pas fait parce que je craignais trop la présence d'Elise que les années rendaient orgueilleuse, conquérante, dure et méprisante comme on peut l'être face à tous ceux qui n'ont ni votre aisance ni votre rapidité.